Aux frontières de l’ultracrépidarianisme
En mars de cette année, lorsque l’épidémie avait atteint des niveaux définis comme dangereux dans différents pays du monde, j’avais écrit un article appelé « Des virus et hommes » sans penser, à l’époque, que l’épidémie atteindrait les proportions tentaculaires que nous connaissons aujourd’hui. Un collègue médecin avait retorqué ironiquement, en essayant de minimiser la menace microscopique que j’avais évoquée. Le temps m’a donné raison et, croyez-moi, je ne suis pas fier de cela : j’aurais préféré me tromper. Dans l’édition de septembre du mensuel Le Monde diplomatique, est publié un article signé Mohamed Larbi, intitulé « Du bon usage des eaux usées », dans lequel il cite la phrase du prix Nobel de médecine Joshua Lederberg en 1958 : « Les seuls vrais ennemis de l’humanité pour la domination de la planète sont les virus », phrase prémonitoire et apocalyptique à la fois à mes yeux.
Nous sommes déjà en octobre, et alors que dans la ville de Wuhan où le virus a été découvert il y a un an, le problème semble réglé ; dans certains pays en Europe on nous annonce une nouvelle vague et de nouvelles restrictions ! Il faut légitiment se demander ce qui se passe exactement. Quelque chose n’évolue pas rationnellement. Et je dois avouer mon exaspération - je ne suis pas le seul - face à une situation tellement disparate ! Le nombre d’incohérences n’est pas seulement présent dans les pays pauvres où la population est systématiquement accusée d’irresponsabilité pour vouloir instinctivement se nourrir et ne pas mourir d’une mort certaine, plutôt que de penser à la mort hypothétique provoquée par une menace invisible, sans jamais, et c’est curieux, remettre en question des systèmes de santé défaillants. Dans les pays industrialisés, le même problème est observé et nous ne pouvons résister à la tentation de douter de nos capacités réelles de comprendre et faire face à cette crise.
Notre civilisation ultra-connectée telle que nous la connaissons nous a paradoxalement conduits au bord du précipice. Comment concevoir une telle absurdité ? Nous nous vantions d’appartenir à une génération vivant une époque fabuleuse, cependant la technologie nous a rendus prétentieux et par le culte de l’image a fait de nous des êtres vaniteux ; mais nous ne voulons pas le voir, ou l’accepter parce que la vérité nous met mal à l’aise. La réalité est que la technologie nous a rendus aussi vulnérables, dépendants et individualistes dans un monde égoïste qui ne veut pas se reconnaître comme tel. L’année 2020 restera dans l’histoire comme une étape de rupture dans notre civilisation, où les fondements d’une société chaotique sans loi sans raison ont été consolidés. A l’origine, un petit micro-organisme capable de nous faire trembler, douter de tout ce que nous pensions être normal, juste, bon, solide et incontestable.
Le confinement imposé a ouvert les portes du domaine de l’ultracrépidarianisme, qui définit la tendance compulsive d’un individu à donner son avis sur des questions pour lesquelles il n’a pas de compétences. Nous avons vu ce phénomène prospérer depuis janvier, lorsque des personnages bien connus et d’autres beaucoup moins en provenance de tous les secteurs de la société civile ont commencé à parler sans mesure et parfois sans fondement dans les médias : radio, presse et télévision. Nous avons vu des « experts » atterrir partout et tout le temps, pour parler de tout, divulguant des messages contradictoires et incompréhensibles, suscitant ainsi une psychose collective à grande échelle. La peur s’est emparée de nous tous et nous a plongés artificiellement dans un monde impuissant et vulnérable où les réseaux sociaux se sont révélés être le meilleur thermomètre d’anxiété.
A qui la faute ? Aux médias ? Probablement en bonne partie car ils en portent la responsabilité en favorisant des témoignages souvent non qualifiés. Les médecins ont été mis à rude épreuve lors de confrontations où l’unanimité tant recherchée dans la crise était hors de portée.
Ne cédons pas de terrain dans cette course débridée à la fausse image, au mot vide, bref, à une société remplie d’illusionnistes. Communiquer est un exercice délicat qui nécessite une dose élevée de professionnalisme et d’éthique. Ne pensons pas, à tort, qu’en parlant plus, nous avons plus raison, qu’en criant plus fort, nous allons mieux convaincre, qu’en répétant des arguments douteux ils seront acceptés comme vérités, parce qu’alors nous marcherons de façon irresponsable sur les chemins de l’ultracrépidarianisme qui nous mènera inévitablement au chaos.
Hugo Gonzalez
Président de la Commission Médicale d’Etablissement de l’Hôpital NOVO - Chef du Service de Pathologies Infectieuses et Tropicales chez C.H René Dubos de Pontoise
4 ansPour aller plus loin sur ce concept remis au gout du jour par Etienne Klein... lire « le goût du vrai » et écouter le sur ce lien https://www.brut.media/fr/news/l-ultracrepidarianisme-l-art-de-parler-de-ce-qu-on-ne-connait-pas-df0c0552-6eb9-46eb-9406-f7bfe38ccf44