J.L. BINET, L’ARTISTE ET L’ECOLOGIE CELLULAIRE
L’obstination peut nous mener loin sur le bon chemin ou à la dérive même si la cause est bonne. Si vous êtes d’accord avec la phrase que je viens d’écrire, l’histoire que je vais vous raconter peut vous intéresser.
Le microcosme de la recherche médicale est parsemé d’anecdotes vécues avec passion où les vies personnelles des protagonistes sont parfois mises à rude épreuve, avec un cocktail de frustrations ou d’heures de gloire. C’est dans ce contexte que se déroulait le travail d’une équipe à laquelle j’appartenais à la Pitié Salpêtrière à Paris.
Au début des années 90, j’ai visité pour la première fois le Centre d’Ecologie Cellulaire, un petit bâtiment excentré de l’énorme village hospitalier, qui affichait à cette période une capacité d’hébergement de 2250 lits d’hospitalisation et proposait 66 spécialités. C’était impressionnant ! A l’entrée, sur le mur on lisait une plaque commémorative avec les noms de 4 oncologues pionniers dans la lutte contre le fléau du cancer : Claude Jacquillat, Marcel Bessis, Jacques-Louis Binet, et Jean Bernard.
Je risque d’être injuste dans mon choix, tant pis, mais je retiendrai deux moments importants de ces quelque 50 ans de travail de cette équipe de médecins.
C. Jacquillat, d’abord, qui marquera son temps avec l’utilisation en 1960 de la Rubidomycine - un antibiotique - dans le traitement de malades souffrant de leucémie. Les résultats autant impressionnants qu’inattendus ont eu des répercussions extraordinaires car la même molécule a pu être utilisée dans des tumeurs non hématologiques ; le bilan est plutôt gratifiant puisque soixante ans plus tard nous continuons à utiliser la même famille d’antibiotiques pour traiter nos malades atteints de cancer.
En 1974, J.L.Binet avait 42 ans et 4 lits dédiés à l’hématologie dans le service de médecine interne lorsqu’il publie avec Guillaume Dihigero, entre autres, un article dans la revue Blood, dans lequel ils caractérisent parmi les lymphocytes une population clonale B[1]. La leucémie lymphoïde chronique était née phénotypiquement. C’est encore aujourd’hui la leucémie la plus diagnostiquée en Occident. En 1976, il signe dans la revue Cancer la publication de la classification qui désormais porte son nom[2].
J’ai travaillé de longues années dans le service de J.L. Binet. Il avait une allure distinguée et tout le temps l’air pressé. « Ça va mon Coco ? » me demandait-il de temps en temps. C’était son côté paternel. Un jour il sollicite quelques-uns d’entre nous afin d’identifier les cellules que Florence, technicienne de laboratoire, avait laissées sur le microscope. J’avais déjà une petite expérience de laboratoire – ce qu’il ne savait pas - et j’ai répondu : « ce sont des réticulocytes, Monsieur ». Il écarquilla les yeux, sortit de sa poche une pièce d’un franc et en me la donna en disant « bravo mon Coco ! ». A l’époque l’hématologie clinique et biologique n’étaient qu’une seule spécialité et nous étions censés connaitre et identifier chez les malades aussi bien les cellules que les symptômes.
Je me suis vite intégré dans le service et je me suis intéressé à cette maladie « emblématique » du Groupe Coopératif de la LLC. Un jour, J.L. Binet nous demande de concevoir le projet d’un nouveau protocole pour traiter cette entité. N. Albin, L. Sutton et moi, nous lui avons proposé trois formules qui lui ont semblé trop complexes. L’année suivante, il a participé au congrès de l’ASCO aux USA. Dès son retour, il nous parle des nouveautés thérapeutiques, parmi lesquelles un abstract portant sur une petite série de 13 patients traités avec un schéma qui ressemblait beaucoup à celui que nous lui avions proposé l’année précédente. Il était pour le moins confus ou plutôt contrarié par ce constat. Le protocole présenté par l’équipe américaine de M. Keating, appelé RFC, deviendra la référence pendant de longues années.
J.L. Binet savait garder une ambiance chaleureuse au sein de l’équipe. A la fin de chaque semestre, il invitait quelques collaborateurs et les internes chez lui pour dîner. A l’époque nous avions le droit de fumer à l’intérieur des habitations et je me suis fait offrir un vrai cigare de sa cave que j’acceptai volontiers en essayant de ne pas m’étouffer en inhalant la fumé par inexpérience.
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Les mardis matin, je l’accompagnais lors de sa consultation pour écouter et voir comme J.L. Binet pratiquait l’art de la médecine. J’étais toujours étonné de constater qu’il était incapable de prononcer parfois le mot leucémie. Lorsque le malade lui demandait : « mais de quelle maladie je souffre, professeur ? », la réponse était rapide : « Vous avez la fièvre de la moelle » rétorquait-il sèchement. Avec le temps je me suis dit que la réponse enfermait une certaine logique puisque nous utilisons des antibiotiques pour soigner la leucémie. Les mercredis matin, en digne disciple du Pr. Jean Bernard, il écoutait à coté de son ancien maitre les séances de bibliographie, quel bel exemple de fidélité et respect.
J.L. Binet pratiquait une médecine à l’ancienne certainement, voici deux arguments pour le prouver. Lorsqu'il y avait un décès dans le service, il laissait la consigne au médecin de garde de l’appeler chez lui, quelle que soit l’heure, pour qu’il puisse venir et rencontrer les proches du défunt. Les samedis, il recevait méthodiquement les familles pour les informer de l’état des malades. C’était une information simple, peu technique en soi mais qui cherchait avant tout un contact plus humain avec les proches des patients.
J.L. Binet était aussi un homme très cultivé, fin connaisseur des arts. Professeur à l’école de Louvre à Paris, et l’auteur de plusieurs ouvrages.
La tâche qu’il a assumée était considérable et non sans erreurs sûrement, mais le mérite, le sien, est incontestable et finira élu avec panache, secrétaire perpétuel de l’Académie National de Médecine. Le monde médical et la France lui doivent beaucoup, ses collaborateurs et ses élèves aussi. Lui ne mérite pas l’oubli. Au crépuscule de sa vie, mon hommage loin d’être le meilleur et le plus juste solde une dette, celle de la reconnaissance.
Hugo González Carrión
Presles Janvier 2022
[1] Comparison of normal and CLL lymphocyte surface Ig determinants using peroxidase-labeled antibodies. I. Detection and quantitation of light chain determinants. T Ternynck, G Dighiero, J Follezou, J L Binet. Blood. 1974 Jun;43(6):789-95.
[2] A clinical staging system for chronic lymphocytic leukemia: prognostic significance. J L Binet, M Leporrier, G Dighiero, D Charron, P D'Athis, G Vaugier, H M Beral, J C Natali, M Raphael, B Nizet, J Y Follezou Cancer. 1977 Aug;40(2):855-64
Metteuse en scène/comédienne chez Beckett en Plein Air
10 moisBonjour Je cherche à échanger avec des médecins qui on travaillé avec le professeur Jean Bernard en 1973/1974 Je souhaiterais lire des comptes rendus qui auraient été archivés sur la maladie de mon père décédé en décembre 1974. Pouvez-vous m’aider ? Véronique Boulanger vero.boulanger@orange.fr
Salut Hugo, Par hasard, ce jour je "tombe " sur ton hommage ,concernant Mr le Professeur BINET. Rien à ajouter ,si quand-même , ça a été, un très grand honneur pour nous de travailler avec lui .
Directrice Adjointe Hopital Beaujon Chargee de mission Direction GHU Nord APHP- Paris
2 ansBel hommage! Bravo à toute s ses équipes d hier, d 'aujourd hui et de demain...
consultante en management et conduite de projet - coach professionnel
2 ansBravo Hugo pour ce texte. Cela ne ne laisse pas insensible. Que de souvenirs...
Hématologue chez CHSF
2 ansbel hommage, belles époques/épopées, certains sont encore là, continuent d'écrire l'histoire de ce service emblématique, certes un peu plus vieux d'autres déjà nous ont quittés avec toute mon amitié CS