Chronique résonance #23 · Le Chant du bois (Marie Boulic)
Le livre en quelques mots
Le bois raconte ses vies, riches de toutes les vies qu’il a côtoyées. Né d’un arbre, devenu barque, puis abandonné dans un cimetière de bateaux, il se fait ensuite instrument dans les mains d’un prisonnier-luthier. Il peut alors pleinement libérer son chant choral, à travers les sonorités vibrantes de l’instrument à cordes qu’il est désormais.
Dans "Le Chant du bois", Marie Boulic prête sa plume poétique à ce bois conteur et passeur de mémoire. Elle s’est inspirée du projet Metamorfosi, conçu par la Fondation Maison de l’esprit et des arts de Milan, destiné à porter la voix des migrants disparus en mer. Des barques du cimetière marin de Lampedusa ont été confiées à la lutherie de la prison Opéra de Milan. A partir de ce bois, des prisonniers ont façonné des instruments à cordes, que peuvent emprunter des orchestres du monde entier, afin de faire entendre et résonner la mémoire des migrants.
"Le Chant du bois" est une lecture que je recommande vivement. Je ne m’attarderai pas sur sa forme magnifique, en vers libres, à laquelle s’ajoutent des trouvailles dans la restitution visuelle du texte. Je ne m’y attarderai pas, car la seule manière d’en découvrir la puissance est de plonger dans ce livre ! En revanche, je vous présente ici les résonances (nombreuses) que ce texte a suscitées chez moi.
Résonance 1 · Le bois en perpétuelle transformation, à l'image de nos identités mouvantes
J’ai déjà eu l’occasion de chroniquer deux ouvrages qui font du bois un passeur de mémoire. Comme dans l’Arbre-mémoire, le bois de Marie Boulic recueille et transmet les histoires de vie. Comme dans l’Arbre-Lit, il se transforme : né de l’arbre, le bois devient barque, puis instrument de musique. Mais contrairement à ces deux œuvres, le bois s’adresse ici à nous à la première personne.
Le bois vit mille vies, épouse mille conditions : enracinement, corps à corps avec l’eau, écoute attentive des voix intérieures de ses compagnons de route… En détaillant ses métamorphoses, le bois nous rappelle la multiplicité de nos identités ; chaque être humain vit lui aussi plusieurs vies, habite son existence de plusieurs manières, et est traversé par plusieurs forces… À cet égard, le passage du genre masculin au féminin dans l’écriture de Marie Boulic traduit subtilement cette fluidité (« je suis né d’un arbre », puis, plus loin lorsque le bois s'est mué en barque « parfois échouée sur le sable brûlant »…)
Les compagnons du bois figurent eux aussi ces identités qui se dérobent aux assignations. Ainsi, le prisonnier n’est pas réduit à son statut d’homme incarcéré pour son crime : il fut aussi un enfant épris de liberté, il est aujourd’hui un père et un mari inquiet, et aussi un apprenti artisan patient, ému par le travail de la matière…
Résonance 2 · Un bois passeur de mémoire, qui redonne aux migrants disparus le pouvoir d’agir sous une autre forme
Le chant final du bois, libéré par les sonorités vibrantes de l’instrument est un chant choral, riche de toutes les histoires : celles du bois, celles des vies qu’il a côtoyées.. Celle, donc aussi, des migrants dont le bois-barque a vu les corps sombrer en mer.
Pour reprendre l’expression employée par Vinciane Despret dans "les Morts à l’Œuvre"[1], ce chant du bois offre un supplément biographique à ces migrants. Les œuvres musicales jouées avec ces instruments représentent quelque chose de la vie de ces migrants disparus, au double sens d’une représentation, et d’une manière de permettre de se re-présenter, c’est à dire d’être à nouveau présent. [2]
À ces enfants, femmes et hommes qui n’aspiraient qu’à la vie, pleine et entière, au point de prendre tous les risques lors d’une traversée follement dangereuse, cet « orchestre de la mer » permet de continuer à agir dans ce monde.
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Résonance 3 · Raconter (et lire) des histoires pour changer le cours de l’Histoire
À l’image des métamorphoses du bois, les histoires peuvent transformer nos regards, ébranler nos certitudes. Et si j’avais été ce prisonnier ? Ce migrant ? Ce bois ?
Les voix qui constellent "Le Chant du bois" nous offrent une multiplicité de points de vue et invitent à une vision du monde riche et nuancée. Une vision aux antipodes de celle proposée par l’ « Arché-texte », ce texte primitif à la source de notre espèce humaine, basé sur l’opposition entre un « nous » et un « eux ». Un texte que l'on retrouve aujourd'hui sous différentes formes, dans des fictions telles que les récits nationalistes par exemple. Comme Nancy Huston le développe dans son ouvrage "l’Espèce fabulatrice"[3], cet Arché-texte a été utile à la survie de notre espèce à son origine, pour la protéger contre des menaces extérieures. Mais il la conduit aujourd’hui vers la destruction, et l’horizon de sa disparation de la surface de la planète.
La littérature, elle, offre un antidote aux ravages de l’Arché-texte :
« Contrairement aux manuels d’histoire, le roman nous permet de nous identifier à la différence. C’est une sorte d’exercice de notre muscle moral, qui à travers la narration, nous mène à quelque chose de plus large et de plus généreux sur le plan éthique. Seul le roman combine ces deux éléments que sont la narration et la solitude. Il épouse la narrativité de chaque existence humaine mais, tant chez l’auteur que chez le lecteur, il exige silence et isolement, autorise interruption et réflexion. Seule de tous les arts, la littérature permet d’explorer l’intériorité d’autrui. C’est là son apanage souverain et sa valeur irremplaçable » [4]
D’histoires et de littérature, nous avons désespérément besoin aujourd’hui. Alors, pour retisser les liens, faisons circuler les livres, à commencer par « Le Chant du bois » !
Le Chant du bois, de Marie Boulic, Éditions Thierry Magnier, 2023
Vous pouvez ici écouter le slam de l'incipit :
[1] DESPRET V., Les morts à l’œuvre, La Découverte, 2023
[2] DESPRET V., ibid
[3] HUSTON N. , L’espèce fabulatrice, Actes Sud, 2008
[4] Nancy Huston, dans un entretien accordé au journal la Marseillaise (19 avril 2012)
Autrice, animatrice d’ateliers d’écriture, journaliste.
6 moisMerci beaucoup Marie (et enchantée). Merci de parler de ce livre et oui, des pouvoirs de la littérature, infinis 😊
Consultante et Facilitatrice en Relations Humaines | Auteur Photographe
6 moisQuelle découverte encore, en te lisant, chère Marie ! Comme ce que tu écris me parle, et notamment ce projet Metamorfosi dont j'ignorais l'existence ! Il m'évoque cette pièce de théâtre bouleversante "Abysses" tiré d'un livre de Davide Enia, mise en scène par Alexandra Tobelaim et interprété magistralement par Solal Bouloudnine, le petit frère de qui tu devineras 😉, accompagné par la musicienne Claire Vailler. Je crois que la pièce tourne encore, je t'invite à la découvrir si tu le peux. Merci pour tes éclairages qui font effectivement écho à ce "#nous", plus nécessaire que jamais, que j'évoquais dans mon post d'hier. Ca fait du bien de te lire, ça fait du bien de penser à tous ceux qui luttent contre le rejet de l'autre, du dissemblable, du trop ceci ou pas assez cela, merci Marie 🤗