Chronique résonance #25 · Jeunesses africaines en exil (Raphaël Krafft)
Photo de Cherry Laithang / Unsplash

Chronique résonance #25 · Jeunesses africaines en exil (Raphaël Krafft)

Le doc sonore en quelques mots

Dans la série documentaire « Jeunesses africaines en exil », Raphaël Krafft nous fait découvrir le parcours de jeunes citoyens africains, en demande de reconnaissance du statut de « Mineurs Non Accompagnés » (MNA)[1]. Ces récits de vie, denses et sombres à bien des égards, sont aussi traversés par la lumière. Ils m’ont touchés. Ils résonnent aussi avec ma pratique de biographe : les vertus d’un récit en première personne, la question de la vérité dans le récit de vie, et cette façon qu’ont ces jeunes de déjouer les horizons d’attente… Je vous en parle ici.  


 

Résonance 1 · Des récits en première personne, une perspective précieuse

« Dire je, c’est assumer une prise de parole incarnée, c’est parler en première personne »

Camille Froidevaux-Metterie[2]


Les mineurs isolés étrangers sont souvent traités comme un phénomène chiffré, documenté par des images. Et lorsque leurs histoires sont relatées, elles le souvent par des tiers. Le documentariste fait ici place à leurs témoignages en première personne. Paradoxalement, c’est d’avoir accès à la singularité de leur vécu, qui rend l’identification possible. Et si j'étais née dans cette famille-là ? Dans ce pays-là ? L’empathie est accrue par un procédé utilisé dans le deuxième épisode de la série qui superpose la voix d’un jeune avec celle de la voix d’un autre homme, manifestement plus âgé.

Les témoignages en première personne donnent également accès à une perspective nouvelle, plus vaste : les récits autour des mineurs isolés se concentrent souvent sur la route migratoire, spectaculaire. Ici, nous avons aussi accès au récit de l’enfance, dans lesquels se logent quelques raisons qui peuvent expliquer le départ, et à ce qui se joue après l’arrivée en France et le lot de difficultés qui accompagne cette étape.


Résonance 2 · Récits de vie et vérité

 « Inviter l’autre à faire son récit, c’est l’inviter à donner du sens, de la cohérence et de l’unité à sa vie. »

Paul Ricoeur[3]

Je le constate dans ma pratique de biographe : recueillir et restituer le récit de vie d’une personne lui fait du bien (« ça fait du bien à l’âme », m’a dit un jour un narrateur), déleste d’un poids. Ce qui me frappe dans les récits dont il est question dans l'épisode 2 - ceux que les jeunes doivent fournir pour faire reconnaitre leur minorité par l’institution -, c’est à quel point, au contraire, ils peuvent être à charge et se retourner contre eux.

Lorsqu’un mineur étranger arrive en France, il se rend généralement au commissariat ou à la gendarmerie pour être orienté vers un dispositif d’évaluation de la minorité afin qu’il puisse ou non bénéficier de la protection de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Il s’agit d’un entretien qui va déterminer la minorité et l’état d’isolement du jeune étranger arrivé sur le territoire français. Un entretien qui va aboutir pour certains jeunes à être déboutés de la minorité, les obligeant à un recours auprès du juge des enfants. Avec des justifications difficilement compréhensibles, comme le montre la mise en parallèle, dans le deuxième épisode, du récit de vie de Mamadi, très touchant, et du rapport d’observation qui le concerne :

« Le récit de scolarité ne présente pas d’incohérence. Cependant, il ne semble pas spontané, et semble préparé à l’avance. Il est relaté sans réflexion et sans hésitation. La maturité dont il fait preuve et son niveau de connaissance nous paraissent en décalage avec l’âge allégué. »

Si le documentaire se montre critique vis-à-vis de cet entretien d'évaluation de la minorité, il opère une distinction importante entre l’institution et les personnes au sein de cette institution, dont certaines sont en véritable souffrance devant l’impossibilité d’accomplir un travail humain.


Les jeunes sont écoutés avec le filtre du soupçon : dit-il ou dit-elle la vérité ? Or, dans un récit de vie, la question de la vérité est à manipuler avec beaucoup de précaution…  Par définition, le passé est raconté depuis le présent : la mémoire que nous avons des événements de notre propre vie n’est en rien un enregistrement fidèle de ce qui a été. Me souvenir permet de réactualiser un événement du passé que je vais « revivre » pour m’en approprier les enseignements, pour tracer ce que cet événement peut ou pourra m’apporter. Boris Cyrulnik l'évoque dans son propre récit de vie :

« La vérité narrative n’est pas la vérité historique, elle est le remaniement qui rend l’existence supportable. Dans toute autobiographie, il y a un remaniement imaginaire. La chimère nommée fiction est sœur jumelle de récit de soi. Je n’ai jamais menti, je m’y suis efforcé, j’ai simplement agencé des représentations du passé qui reste dans mes souvenirs afin d’en faire un être vivant, une représentation partageable. »[4]

La fonction libératrice du récit de soi est ici biaisée par les institutions qui pratiquent la sélection : qui est « vrai » mineur non accompagné ? Ces jeunes sont pris au carrefour de deux forces contradictoires entre l’enfance, censée être protégée d’un côté et la figure du migrant de l’autre.

Mais ce que le documentaire montre aussi, c’est à quel point ces jeunes arrivent à s’extraire de cet étau, et plus généralement à déjouer les horizons d'attente que nous avons à propos d’eux…


Résonance 3 · Des histoires d’évasion

« Ça dure toute la vie une évasion, c’est tout le temps à refaire »

Benoite Groult


Il me semble qu’un fil rouge de la série documentaire est l’évasion. L’évasion première, la plus évidente, celle de la route migratoire… Mais aussi des évasions plus symboliques : toutes les façons dont ces jeunes échappent aux assignations et aux catégories dans lesquelles ils sont si souvent enfermés.


Des parcours dont les motivations échappent aux catégories

Aspirants, mandatés, exploités, errants, exilés ou fugueurs… Ces catégories ont été pensées pour cerner les motivations à l'exil de ces jeunes… La réalité est plus nuancée : ces motivations sont plurielles, à l’image du pluriel du titre de la série documentaire (« Jeunesses africaines en exil »). Elles se superposent, s’entrelacent, dessinant un motif complexe.

La recherche d’émancipation individuelle, « une rupture par rapport à la trajectoire parentale, un désir, une volonté de se réaliser individuellement, de s’émanciper, de trouver une situation qui soit acceptable, qui soit digne, valorisante” comme l’explique la sociologue Noémie Paté peut ainsi cohabiter avec un soin de l’autre : « Une volonté de prendre soin des gens qui comptent” comme le souligne la doctorante Cléo Marmié : "parfois, quitter ses proches, quitter son pays, c’est une forme de résistance à la l’immobilité sociale à laquelle on se sait condamné. Atteindre l’Europe est un moyen de transformer collectivement les destins des gens qu’on aime et notamment les mères[5], une manière de les venger, de leur restituer ce qu’un certain ordre social leur avait confisqué”.


Des jeunes qui déjouent les horizons d’attente

Les horizons d’attente qui « pèsent » sur les mineurs non accompagnés sont nombreux :

D’un mineur non accompagné, on attendrait qu’il soit fragile, silencieux dans sa demande de protection, et docile. En contrepoint, le troisième épisode de la série évoque le Collectif des Jeunes du Parc de Belleville Les jeunes se rassemblent, s’affirment dans l’espace public, revendiquent des droits.

D’un mineur non accompagné, on attendrait qu’il se conforme au destin scolaire recommandé, consistant plutôt à les orienter vers des filières professionnelles ; dans l’épisode 4, on suit les parcours de Mohammed et Mamadou qui contournent cette assignation scolaire. Là encore, le documentaire met bien en valeur que le ressort est collectif : la force individuelle de Mohamed et Mamadou, déjà remarquable, est démultipliée par un entourage bienveillant (RESF, Associations Eole, Hesope...)

Dans la représentation médiatique, le mineur non accompagné est réduit à une identité de victime. Certes, le documentaire n’élude pas la réalité humaine auxquels ils sont confrontés à l’arrivée, après avoir déjà vécu des épreuves traumatisantes : la galère de la rue, les humiliations administratives… Mais de ce tableau sombre jaillit aussi la lumière. A rebours du message subliminal que font passer les institutions en refusant d’accueillir dignement (« ne venez pas chez nous, voyez quel sort nous vous réservons »), le documentaire se clôt ainsi par les vocaux de joie de Mohammed qui vient d’obtenir la réponse de la préfecture : il s'est vu accorder un titre de séjour !

Une série documentaire à recommander pour comprendre et ressentir la réalité vécue par ces mineurs.

  

Jeunesses africaines en exil, un documentaire sonore de Raphaël Krafft, réalisé par David Jacuboviez, LSD La Série Documentaire, France Culture (2024)


[1] Selon l’appellation officiellement en vigueur au moment de la rédaction de ce texte. Ils étaient, il y a quelques années, dénommés « mineurs isolés étrangers ».

[2] FROIDEVAUX METTERIE C., Un corps à soi, Seuil, 2021

[3] RICOEUR P., Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.

[4] CYRULNIK B., Sauve-toi la vie t’appelle, Odile Jacob, 2013

[5] Point de vue intéressant et rarement mis en avant, qui fait écho à l’ouvrage de Saskia Cousin « Ògún et les matrimoines - Histoires de Porto-Novo, Xọ̀gbónù, Àjàṣẹ » que j’avais chroniqué. Dans son livre, l’anthropologue évoque à quel point la prise en compte de la parenté maternelle a été un angle mort de la recherche occidentale :

« L’ethnologue - généralement un homme - qui pose la question de « l’identité » ou de « l’origine » reçoit pour réponse le nom de la communauté du père de l’homme du couple. Ce n’est pas forcément la ou les langues parlées quotidiennement. Ce classement « ethnique » basé sur le nom du père semble crucial pour les ethnologies et l’administration. (...) Mes connaissances, hommes et femmes, font référence à la lignée paternelle lorsqu’on les interroge explicitement sur leur origine, leur famille, leur maison, leur collectivité, leurs divinités (…). Pourtant, les espaces de leur vie quotidienne, les personnes qu’elles fréquentent, ou auxquelles elles font confiance relèvent plutôt de la parenté maternelle. »  (COUSIN KOUTON S., Ògún et les matrimoines - Histoires de Porto-Novo, Xọ̀gbónù, Àjàṣẹ- Presses universitaires de Paris Nanterre, Coll. Ethnographies plurielles, 2024)

Marie DULAURIER

Biographe ➰ Tissons des récits qui relient

3 mois

🎧Lien pour accéder aux quatre épisodes de la série documentaire : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-jeunesses-africaines-en-exil

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