Défragmentation des soins: décrochages créatifs et co-constructions

Défragmentation des soins: décrochages créatifs et co-constructions

Les difficultés que traverse notre système de soin participent au sentiment que « tout se défait ». Dans la santé comme dans les autres domaines, nous entrons dans l’inconnu. Les terres inexplorées qui ont tant inspiré les voyageurs sont là, devant nous, et nous invitent (très fermement) à inventer des solutions. La question de savoir s’il faut observer seulement, ou observer et participer ne se pose plus. Nous sommes tous dans le même bateau, reste à trouver ensemble les moyens de naviguer au mieux. Nous voilà embarqués bon gré mal gré dans une vaste recherche interactive (1), avec des enjeux nouveaux et importants. L’ambition de cette série d'articles est d’apporter une petite contribution, quelques pièces dans le grand puzzle qui nous préoccupe aujourd'hui.

Au terme de cette exploration, nous proposerons la double hypothèse suivante : 1.Nous disposons d’abondantes ressources pour vivre en bonne intelligence cet épisode de reconfiguration du système de soins.  2. Chercher ensemble des réponses aux problèmes qui s’annoncent est générateur de satisfaction, et constitue une réponse à l’anxiété.

Serons-nous en mesure d’activer ces ressources ? Ou bien allons-nous vers une fragmentation et un chaos croissants, appelant une remise en ordre autoritaire ? C’est une question qui se profile derrière ces deux hypothèses.

Décrochages créatifs et convergences, notre nouveau mode de vie

    Lorsque nous prenons de la distance par rapport aux manières de vivre qui nous semblaient évidentes jusqu’ici, et nous autorisons à aménager le monde autrement, alors nous sommes dans le décrochage créatif. On peut décrocher par choix, ou bien parce qu’on est obligé. Les expériences que je connais (dont la mienne) montrent que souvent c’est un mix des deux. Dans tous les cas il nous faudra chercher, inventer, agir, car si le pas suivant, nous ne trouvons pas le moyen de tendre notre jambe et de poser le pied quelque part, nous risquons de trébucher.

Le décrochage créatif peut se produire à tout moment de l’existence, en tout domaine de la société. Il est en quelque sorte une séquence de notre ADN social, que l’on retrouve dans toutes les cultures et à toutes les époques. Nous le pratiquons instinctivement quand nous marchons, un pas après l’autre. Lorsque nous passons d’un âge de la vie à un autre, nous décrochons d’une époque de notre existence pour entrer dans une nouvelle histoire.

De même, la recherche scientifique est constamment entrain de dépasser les savoirs acquis pour explorer de nouveaux territoires de la connaissance. Chaque recherche est un pas en avant dans un mouvement de décrochage et de création.

Van Gennep a montré comment dans les rituels, on fait un pas de côté pour décrocher d’un mode de sociabilité et entrer dans un autre.

Depuis les années 1990, une nouvelle tendance prend forme. Un nombre croissant de personnes décrochent, par simple déplacement dans leurs modes de vie ou bien sous l’effet des fractures sociales qui s’amplifient. C'est devenu aujourd'hui un phénomène de société à la une de l'actualité. Nous nous intéresserons ici à la manière dont ça se passe dans le monde de la Santé. Nous constaterons des modalités étonnamment proches des convergences qui structurent la révolution numérique, en forme de coopérations et de co-constructions. Jusqu’en 2020, cela reste cependant une dynamique plutôt discrète. L’épidémie de Covid la transforme en Tsunami, en forme de décrochage général ! On n'a pas fini de découvrir combien l’évènement a transformé le scénario de nos sociétés. Une chose est d’ores et déjà sûre : nous ne redémarrons pas comme avant.

Comme le veut la tradition de l’anthropologie, la démarche d'investigation se fait un pied dans l’expérience vécue de terrain (ici dans la Santé), l’autre dans la vision globale de la culture au sens large du terme. Une fois ce cap fixé, le concept de décrochage créatif apparaît comme un bon moyen de navigation, entre la planche de surf et le cargo longue distance... Nous utiliserons quelques autres concepts en cours de route, tels que la convergence, le cercle de parole, la grande conversation, l'héroïsme incrémentiel et la théorie des deux récits. On le sait cependant, avoir des références savantes et humanistes et quelques bonnes intuitions n’est pas suffisant, surtout en période tumultueuse. C’est pourquoi nous accorderons une attention particulière aux méthodes et techniques.

Défragmentations dans les métiers du soin

Après avoir posé quelques jalons sur le décrochage créatif, venons-en en maintenant à la défragmentation. Défragmenter, c’est travailler aux endroits où il y a dissociation, rupture; là où des connexions ne se font pas où mal, avec trop de verticalités rigides et pas assez de relations vivantes entre personnes. On retrouve cette problématique dans toutes les grandes questions actuelles : la difficulté d’accéder aux soins, aussi bien en proximité qu’à l’hôpital, la coordination entre les acteurs, l’isolement des personnes âgées, la place du patient, la fatigue des soignants… Tout cela était connu et déjà bien travaillé avant l’épidémie, mais ressort maintenant avec plus d’acuité, montrant notre système de soin éparpillé et épuisé. Défragmenter, ce serait en premier lieu revenir à l'essentiel, renouer avec la matrice de base : la relation de soin, la rencontre entre les divers acteurs de la santé pour prendre soin les uns des autres. Dépasser la dissociation entre le système et « les gens ».

Notre système de soin, c’est une part de nous. Y porter de l’attention, en prendre soin, c’est prendre soin de nous. Nous le savions plus ou moins clairement avant l’épidémie, mais aujourd'hui semble-t-il un pas a été franchi, dont nous allons essayer d’apprécier la réalité et les effets. Nous verrons en même temps que nous ne partons pas de rien, tout n'est pas à réinventer en mode disruption.

Les soignants avec qui j’ai travaillé à partir des années 1980 étaient déjà des décrocheurs créatifs. Ils n’étaient pas en rupture avec l'approche biomédicale, au contraire. Pratiquer la médecine fondée sur l’expérimentation scientifique les amenait naturellement à prendre en considération les dimensions humaines de la rencontre soignante : si ces dimensions existent dans la réalité (ce que chaque clinicien sait), alors il est nécessaire de les intégrer dans les savoirs professionnels et dans les pratiques. Ceux qui choisissaient cette orientation étaient dans une démarche de rééquilibrage, pas une rupture de type « du passé faisons table rase ». La révolution biomédicale a eu lieu, elle a permis des progrès que l’on n’aurait même pas imaginé un siècle plus tôt. Durant ces décennies révolutionnaires, les sciences et techniques furent le moteur des pratiques et du récit en matière de santé (2). La dimension humaine de la rencontre soignante n’était pas évacuée, mais elle restait en arrière-plan. Cette dissociation est arrivée à son terme.

Les décrocheurs avaient juste le désir de bien faire leur métier, et d’être bien dans leur métier. C'est dans ce sens qu'ils souhaitaient dépasser la règle selon laquelle n’est vrai que ce qui se peut être quantifié. Dans les années 80-90, ils étaient minoritaires pour ne pas dire marginaux (3). Les autres les considéraient gentiment (ou pas) comme des originaux. Au fil des ans, j’ai vu grandir leur nombre et à un certain moment, autour des années 2000, cette manière de décrocher s’est déplacée de la marge vers le centre, pour devenir le mainstream. On a appelé cette transition le tournant qualitatif. Désormais, la pratique du soin n’est plus exclusivement fondée sur les sciences et techniques biomédicales : ce qui devient fondamental, c’est la convergence, l’hybridation entre le biomédical et l’humain (4). Ces multiples expériences locales et sectorielles sont devenues une communauté de pratiques, et elles ont été amplifiées en écho dans le récit collectif - les créations culturelles comme les célèbres séries télévisées médicales ont joué un rôle considérable pour amplifier et catalyser les expériences parcellisées.

Vous pouvez faire le test : il n’est désormais plus possible d’aborder une question de soin quelle qu’elle soit sans aborder simultanément la dimension biomédicale et la dimension humaine - ce qui ne veut pas dire les fusionner. L’expression tournant qualitatif rend compte de cette convergence qui aboutit au constat suivant : aujourd'hui, l’assemblage entre le quantitatif et le qualitatif n’est plus un supplément d’âme optionnel, c’est devenu la condition première de l’efficience et de la qualité (5). De ce point de vue, le monde du soin est très proche du domaine du numérique, nous y reviendrons. Et, bonne nouvelle, nous sommes bien équipés pour répondre à cette nouvelle donne, parce que nous avons à notre disposition d’excellents outils méthodologiques et conceptuels élaborés au fil du temps par de multiples créateurs (6). C’est une des conclusions que je retiens après quelques décennies de compagnonnage avec les tribus soignantes. Le travail de défragmentation que "la crise" actuelle nous oblige à faire n'est donc pas complètement à réinventer, il s'agit juste d'utiliser au mieux les ressources que nous avons créées.

Au fil des divers terrains, je me suis rendu compte qu’il existait des manières de faire récurrentes et finalement, communes. C’est ce qui explique que le décrochage créatif est devenu progressivement une communauté de pratiques et s’est installé aujourd'hui comme le récit collectif de la maladie et du soin. J’hésite à parler de nouvelles pratiques et de nouveau récit collectif de la santé, car en réalité, c’est juste le prolongement actuel d’une longue tradition d’interactions entre progrès scientifique et humanisme, portée au départ par les Lumières. Ce qui est vécu (à juste titre) aujourd'hui comme un effondrement ou tout au moins un essoufflement de notre système de soin est peut-être « juste » un évènement de nos sociétés dans le prolongement de cette tradition. Les scientifiques ont pour habitude de dire : « Voici ce qu’on sait aujourd'hui, jusqu’à preuve du contraire ». Nous y sommes, la contradiction est là. Des essoufflements et des effondrements, les soignants en ont vu ! Les simples citoyens eux-mêmes (vous et moi) ont l’expérience des épreuves que l'on vit au quotidien dans notre modernité fragmentée et fatiguée, et des capacités de résistance qu’elles génèrent ! Revenir, encore et toujours, à la réalité de l’expérience vécue, est, encore et toujours, une bonne prescription pour prévenir (ou traiter) l’anxiété… Avant d’envisager de grands programmes définitifs pour « sortir enfin de la crise », regardons comment « les gens » font.

Revenons donc au terrain, avec notre question : Comment se font la défragmentation et le décrochage créatif ? Je vais présenter dans d'autres articles une série d'exemples, et nous verrons ensuite comment le concept de convergence rapproche la santé et le numérique, et rebat les cartes entre le je et le nous.

                                                

 Notes

 (1) Nous disposons d’un bon capital de références conceptuelles pour accompagner cette recherche. Nous évoquerons entre autres Anna Tsing sur l'ethnologie des réalités fragmentées, Alessandro Baricco montrant l'épidémie comme une transformation créative de notre récit collectif... Et aussi de multiples auteurs érudits et proches du terrain mais un peu moins connus, que l'on peut rencontrer sans difficulté grâce aux techniques de documentation utilisant l'intelligence artificielle. Par-delà cette nouvelle abondance de travaux de chercheurs, on assiste à une sorte de démultiplication des capacités réflexives de nos sociétés. Des acteurs jusqu’ici silencieux, ou peu entendus, prennent la parole et la plume et « partagent » (comme on dit maintenant) les analyses issues de leur expérience ou de leurs lectures. Ce sont des praticiens, des jeunes, des cinéastes, des femmes de ménage…  

(2) Il n’y avait sans doute pas d’autre moyen pour progresser que de fragmenter, pour approfondir, aller au cœur des réalités. Voir par exemple les spécialités en médecine.

(3) LM, « Quali et quanti se réconcilient (?) »

(4) Hybridation qui se positionne dans la voie du milieu, entre une santé strictement quantitative et technique et une "médecine" considérant qu'il faut se libérer de la science.

(5) « La médecine intègre les Sciences de l'humain, de la même manière qu’elle a intégré au fil de son histoire la physique, la biologie, la chimie, la génétique, les neurosciences... La recherche dite « qualitative » s’installe aujourd'hui dans le prolongement de cette histoire faite de confluences. Entendons-nous bien, quand on parle de qualitatif, il ne s’agit pas d’une « rupture » avec les chiffres ! Quantitatif et qualitatif sont inséparables, quel que soit le terrain! Le qualitatif sert souvent de phase préparatoire à une étude quantitative, mais l’inverse est possible, et il existe aussi des méthodes mixtes. L'intérêt de la Recherche Qualitative vient du fait que c’est de qualité humaine qu’il s’agit ». LM « Introduction à la Recherche Qualitative en santé ».

(6) LM « Les recherches interventionnelles en santé, une galaxie en expansion »

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