« DE L’AGENT HOSPITALIER JUSQU’AU CHEF DE SERVICE PERSONNE N’EST ÉPARGNÉ. LES GENS CRAQUENT. TOUS LES INDICATEURS SOCIAUX SONT AU ROUGE ».
Alors que la catastrophe du #Covid19 va marquer irrémédiablement nos sociétés à l'échelle planétaire, on peut se poser d'ores et déjà les questions de savoir pour combien de temps encore allons-nous collectivement accepter des modèles illogiques, bureaucratiques, pousser par des cadres doctrinaux d'un capitalisme débridé et démentiel puisque de facto il menace la survie. Les néfastes retombées de la mondialisation se font encore plus présentes, comme l'impact d' un ordre comptable sur nos hôpitaux, et l'éminent problème de la désindustrialisation de masse de l'Hexagone depuis trente ans, la vague déferlante de la rentabilité sur le système de santé français pourra-t-il continuer ainsi ? Un système économique peut-il continuer à fonctionner une fois qu’une limite aussi énorme est posée ? La limite notamment de notre système de santé, sa faiblesse du point de vue des stratégies de prévention, de moyens donnés est clairement manifeste. Pourtant de nombreux médecins, soignants, ont alerté depuis plusieurs années. On ne pouvait ignorer.
Il y a dix ans, déjà, alors que je menais un long entretien avec,
le Professeur Bernard Granger, psychiatre à l’hôpital Cochin et représentant du Mouvement de défense de l’hôpital public et le Professeur Noël Garabédian, chef de service d’ORL pédiatrique et président de la Commission médicale de l’hôpital Trousseau, à Paris - (aujoud'hui président de la CME (commission médicale d'établissement) de l'Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP) - , le mécontentement et l'inquiétude étaient déjà perceptible.
Je partage ici ce long entretien paru sous forme papier à l'époque. Le témoignage déjà d'un "hôpital mal-aimé".
Avec des décisions purement économiques qui ont fait fi de l’intérêt des malades et des médecins. Devrons-nous revoir enfin les choses ? Le sursaut est-il encore possible ? Un autre monde est-il possible ? Collectivement, nos sociétés après ce choc historique auront-elles le talent, la responsabilité tant attendue de proposer des alternatives constructives ? L'histoire a connu ce genre de situation, oui, mais désormais, il est presque pari à prendre que l'enjeu est plus crucial. L'enjeu est vital.
Paris 2010. Depuis la promulgation de la loi HPST, dite "Bachelot", les tensions au sein de la communauté hospitalière ne cessent de s’amplifier. Le mécontentement et l’inquiétude des personnels s’expriment nettement. Plus de 1 000 médecins hospitaliers ont menacé de démission si le plan de suppression d’emplois s’appliquait. Info Hedo a rencontré le Professeur Bernard Granger, psychiatre à l’hôpital Cochin et représentant du Mouvement de défense de l’hôpital public et le Professeur Noël Garabédian, chef de service d’ORL pédiatrique et président de la Commission médicale de l’hôpital Trousseau, à Paris. Interview.
La loi Hôpital Patients Santé Territoires (HPST), appelée plus couramment, loi "Bachelot", qui régionalise la santé et prépare le passage de l’AP-HP sous la tutelle de l’ARS (les agences régionales de santé) d’Ile-de-France est synonyme pour de nombreux soignants et médecins d’un cataclysme pour la santé ? Qu’en pensez-vous ?
Professeur Noël Garabédian : Cataclysme ? Je n’emploierai pas ce terme car il y a, en effet, des points de la loi qui nécessitent de mener une vraie réflexion comme le problème de démographie des soignants. Qu’il y ait un directoire qui se mette en place, pourquoi pas ? Mais je suis curieux de voir comment il va fonctionner. L’avis des soignants et des médecins va-t-il être pris en considération ? J’en doute… La Commission médicale d’établissement (CME), l'instance représentative de la communauté médicale, qui élabore notamment le projet médical, socle du projet d'établissement, aura moins de pouvoir.
Professeur Bernard Granger : Les difficultés viennent du mode de financement des hôpitaux, en particulier de la convergence intra-sectorielle qui consiste à appliquer la même tarification à des hôpitaux publics, qui pourtant sont très différents. Cette convergence intra-sectorielle pénalise les grands centres hospitaliers et universitaires (CHU), comme Paris, Lyon et Marseille, qui ne soignent pas exactement les mêmes pathologies ni le même type de population. Ils ont en charge une population plus précarisée que celle des autres CHU. Par ailleurs, leur dynamisme en matière de recherche et d’enseignement n’est pas non plus suffisamment pris en compte.
Un plan social sans précédent de démantèlement de l’AP-HP, de diminution de l’offre de soins et de suppression d’emplois a commencé. Le chiffre de 3 000 à 4 000 suppressions de postes (sur 92 000 emplois) a été avancé par la direction de L'AP-HP ?
Professeur Noël Garabédian : En réduisant de 3 000 à 4 000 emplois, l’impact sera colossal. Nous constatons déjà au quotidien une détérioration de nos conditions de travail. Comment les choses peuvent-elles s’améliorer avec autant de suppressions de postes. C’est juste impensable ! Je suis contre ces suppressions.
Les médecins et les soignants redoutent l’application de la logique d’entreprise au financement de l’Hôpital public. Craignez-vous, vous-même, une privatisation de la santé ?
Professeur Bernard Granger : La loi HPST ne parle plus d’établissements hospitaliers publics, mais de missions de service public, lesquelles peuvent être assurées par tout type d’établissement. Nous sommes dans des situations de concurrence déloyale entre hospitalisation privée à but lucratif pouvant s’accaparer des missions de service public et les hôpitaux publics qui ont des missions beaucoup plus larges.
Mais comment peut-on croire que cette restructuration fondée sur la seule logique comptable se fera dans l’intérêt des patients?
Professeur Noël Garabédian : L’exemple du démantèlement de l’hôpital Trousseau, à Paris, en est un exemple criant. Cette décision est liée à des considérations purement financières et politiques. Mais comment peut-on croire que cette restructuration fondée sur la seule logique comptable se fera dans l’intérêt des patients? Les conséquences seront graves dans l’avenir. Ce plan stratégique a, une fois de plus, été défini sans l’avis des médecins, des personnels soignants et des patients.
La loi HPST risque donc d'accroître les inégalités tout en favorisant le secteur privé ?
Professeur Bernard Granger : Les médecins de l’AP-HP se sont mobilisés en mars 2009 à l’occasion de la loi HPST, qui a été perçue comme une loi de régression sanitaire menaçant l’avenir de l’Hôpital public, une loi facilitant les suppressions d’activités, enfin une loi qui déstructure le fonctionnement interne de l’hôpital public en supprimant les services clés de voûte des soins et de l’enseignement.
Oui, il y a une vraie menace de paupérisation de l’Hôpital public, mais aussi de l’Université. Quelles seront les répercussions sur la recherche ?
Professeur Noël Garabédian : Oui, il y a une vraie menace de paupérisation de l’Hôpital public, mais aussi de l’Université. Quelles seront les répercussions sur la recherche ? Dès le début des années 1950, l’hospitalisation publique a permis une progression de la médecine en France et nous possédons une des médecines les meilleures au monde et désormais dans de pareilles situations l’Hôpital et la santé publique sont en danger… Il est évident que cette loi favorise les établissements privés par rapport aux établissements publics.
Récemment le démantèlement de l'hôpital Armand-Trousseau a suscité de la colère et beaucoup d'incompréhension ?
Professeur Bernard Granger : La question de l’organisation de la pédiatrie spécialisée à l’AP-HP a fait l’objet d’une pseudo-négociation. Une décision très contestable a été prise par le Conseil exécutif de l’Assistance publique aboutissant au départ de la pédiatrie spécialisée de l’hôpital Trousseau. Le dossier a été instruit dans des conditions qui ne sont pas acceptables. Il est évident que la loi HPST a considérablement renforcé les pouvoirs du directeur d’établissement, et que la CME et son président sont quasiment dépourvus de toute influence. Cependant, on voit mal comment un directeur, qui, faut-il le rappeler, n’a aucune connaissance médicale, pourrait prendre des décisions sans concertation avec la communauté médicale.
Professeur Noël Garabédian : Trousseau c’est exactement la réorganisation qu’il ne faut pas faire ! La réflexion n’a pas été approfondie, les chiffres sont contestables. L'idée d'un transfert des spécialités de l’hôpital Trousseau à Robert-Debré et Necker, les deux autres hôpitaux pédiatriques de référence, privant l’Est parisien d’une vraie structure hospitalière n’est pas pensable. Si le ministère prétend l’offre pédiatrique à Paris est surdimensionnée, je peux vous prouver le contraire. Les chefs de services de Trousseau arrivent à peine à faire face à la demande en neuro-pédiatrie, en pneumologie, en ORL, en hémato-oncologie avec des cancers de l’enfant … Trousseau est le seul centre des brûlés d’Ile-de-France. Je veux que les pouvoirs publics me prouvent que l'orientation retenue va permettre de gagner en efficience ! Ne pas investir dans un hôpital d’enfants, c’est un scandale. On ne pourra pas dire, « on ne savait pas », si cette réforme est menée jusqu’au bout, les pouvoirs publics en porteront les conséquences…
au quotidien nous voyons avec quel dévouement et quelle conscience professionnelle les équipes soignantes font leur travail.
Certains diagnostiquent une vraie crise dans les hôpitaux et dénoncent un mal-être des soignants ?
Professeur Bernard Granger : L’AP-HP est en crise car au lieu de faire les réformes qui s’imposent, c’est-à-dire un vaste plan d’investissement pour moderniser nos établissements et mieux organiser l’offre de soins d’un côté, une déconcentration et un allègement de la superstructure administrative de l’autre, il est proposé un simple plan de réduction d’emplois habillé par un discours de restructurations, alors que les restructurations proposées ne sont pas du tout en phase avec les échéances annoncées pour les suppressions d’emplois. Les tensions vont rester sûrement très vives au cours de ces prochains mois. Cette ambiance délétère retentit sur les équipes soignantes. Certains médecins, et parmi les plus brillants, quittent l’Assistance publique pour l’étranger ou le secteur privé. Le récent rapport de la chambre régionale des Comptes d’Ile-de-France sur l’AP-HP, qui a été exploité au plan médiatique pour jeter le discrédit sur l’institution risque d’aggraver ce malaise, alors qu’au quotidien nous voyons avec quel dévouement et quelle conscience professionnelle les équipes soignantes font leur travail.
La permanence des soins, l’obligation d’accueillir tous les patients, les activités d’enseignement et de recherche différencient encore l’Hôpital public, notamment le CHU, des établissements privés.
Professeur Noël Garabédian : De l’agent hospitalier jusqu’au chef de service personne n’est épargné. Les gens craquent. Tous les indicateurs sociaux sont au rouge. Les pouvoirs publics soutiennent que le privé soigne aussi bien pour moins cher. Que leur répondez-vous ?
Professeur Bernard Granger : La tarification dans les établissements privés est souvent plus basse à celle des établissements publics, ce qui veut dire qu’effectivement la part remboursée par la Sécurité sociale est inférieure pour les soins effectués dans le privé. Cela dit, le privé choisit les pathologies qu’il traite : il s’occupe évidemment des plus rentables. Il choisit les patients qu’il traite : il s’occupe évidemment des plus riches. Dans les établissements privés, la part non remboursée par la Sécurité sociale peut être parfois très élevée, notamment en raison des nombreux suppléments qui sont imposés aux patients allant dans ces établissements. Par ailleurs, la permanence des soins, l’obligation d’accueillir tous les patients, les activités d’enseignement et de recherche différencient encore l’Hôpital public, notamment le CHU, des établissements privés. Dans ces conditions, toute comparaison n’a pas de sens.
Professeur Noël Garabédian : Ce genre de raccourci est profondément choquant et dessert la cause de santé publique… Une fois de plus, ce n’est pas un combat entre le privé et le public. Pour autant les avancées médicales, la recherche, l’enseignement, la précarité les cas lourds sont pris en charge par l’Hôpital public.
Ne faut-il pas maîtriser les dépenses de santé ?
Professeur Bernard Granger : Personne ne remet en question la maîtrise les dépenses de santé et son importance. Mais le vieillissement de la population et le progrès médical sont des facteurs d’accroissement des dépenses de santé. Inversement, il existe de nombreuses marges de manœuvre pour mieux maîtriser ces dépenses, en particulier avec une meilleure articulation entre la médecine de ville et la médecine hospitalière, et une meilleure reconnaissance et organisation du travail des médecins généralistes.
Notre objectif est le même : défendre l’hôpital public, l’accès aux soins et la qualité des soins, qui sont gravement menacés aujourd’hui.
Professeur Noël Garabédian : Il ne faut pas se voiler la face, les avancées thérapeutiques coûtent cher et il va falloir s’adapter, c’est avant tout un problème de choix politique.
On reproche au mouvement des médecins d'être corporatiste et immobiliste. Que répondez-vous ?
Professeur Bernard Granger : Le mouvement des médecins n’est ni corporatiste ni immobiliste. C’est un mouvement qui a associé dans ses différentes actions, l’ensemble de la communauté soignante. Malgré quelques divergences, nous sommes très proches des syndicats de personnels ainsi que de certains syndicats de directeurs car notre objectif est le même : défendre l’hôpital public, l’accès aux soins et la qualité des soins, qui sont gravement menacés aujourd’hui.
La réforme du système de santé américain passée, cette décision représente un progrès, malgré les concessions qu'a dû consentir le président Barack Obama. Progrès au Etats-Unis, malgré la crise, régression en France ?
L’exemple des Etats-Unis montre que si on laisse la bride sur le cou aux établissements privés et aux assurances privées, le système finalement est beaucoup plus cher, plus bureaucratisé, pour des soins moins accessibles et de moins bonne qualité.
Professeur Bernard Granger : Le contraste est saisissant. Les Etats-Unis, qui dépensent beaucoup d’argent pour un système peu performant parce que fondé en grande partie sur l’idéologie libérale, se rapprochent des systèmes européens en faisant jouer un plus grand rôle à la solidarité. La France adopte une démarche inverse. L’exemple des Etats-Unis montre que si on laisse la bride sur le cou aux établissements privés et aux assurances privées, le système finalement est beaucoup plus cher, plus bureaucratisé, pour des soins moins accessibles et de moins bonne qualité. Médecins et soignants, ce n’est pas ce que nous voulons pour nos compatriotes.
Professeur Noël Garabédian : On peut effectivement se poser la question. Je pense qu’il faut être très vigilant et ne pas affaiblir l’Hôpital public. Ce serait une très grave erreur. Favoriser le libéralisme ne serait pas générateur d’économies et au contraire le meilleur moyen de paupérisation de notre médecine. Nous devons travailler à améliorer notre système de santé mais sûrement pas à le détruire.
Article Fabienne Chiche/InfoHebdo-2010.