Folie ou Délire des pouvoirs

Texte soumis à la réflexion, à explorer, à approfondir, avec possibilité de nuances et ouverture de possibles...

Pour Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde, « la pauvreté extrême n’est pas la conséquence de l’infériorité ou de l’inadaptation d’un certain groupe de personnes, mais le résultat d’une exclusion systématique. L’exclusion et l’incompréhension s’alimentent mutuellement. Les personnes qui vivent dans une pauvreté extrême sont dépouillées de leur dignité et privées de leur capacité d’agir. On leur fait bien comprendre qu’elles doivent avoir de la reconnaissance quand on les aide, même quand elles n’en ont pas particulièrement envie. Privées ainsi de leur dignité, elles deviennent facilement méfiantes, et cette méfiance est prise pour de l’ingratitude et de l’obstination, ce qui ne fait que creuser le piège dans lequel elles sont enfermées. »1


« Des philanthropes intelligents faisaient déjà de la bonne science sociale quand ils défendaient le don gratuit de médicaments antirétroviraux aux personnes ayant contracté le VIH dans le monde en développement, enfin d’assurer une diffusion beaucoup plus large du dépistage et sauver des millions de vies. La bonne science économique a triomphé de l’ignorance et de l’idéologie, et des moustiquaires traitées à l’insecticide ont pu être distribuées gratuitement en Afrique, plutôt que vendues, ce qui a permis de diminuer de plus de moitié le nombre d’enfants atteints par le paludisme. Quant à la mauvaise science économique, elle a justifié et justifie encore les cadeaux faits aux riches et la réduction des programmes d’aide sociale ; elle a défendu et continue de défendre l’idée que l’État est impuissant et corrompu et que les pauvres sont paresseux, pavant la voie de l’impasse où nous nous trouvons aujourd’hui, mélange d’explosion des inégalités et d’inertie rageuse. Des économistes bornés nous ont raconté et continuent de raconter que le libre-échange ne fait que des gagnants et que la croissance est partout : il faut juste essayer encore et encore, répètent-ils, car la croissance vaut toutes les peines qu’elle génère. Des économistes aveugles, enfin, n’ont pas vu l’explosion des inégalités dans le monde, la fragmentation sociale croissante qui les accompagne et la catastrophe écologique imminente, retardant d’autant l’action, peut-être irrévocablement.

Comme l’écrivait John Maynard Keynes, dont les idées ont transformé la politique macroéconomique : « Les hommes d’action qui se croient libres de toute influence intellectuelle sont souvent les esclaves d’un économiste défunt. Les fous au pouvoir, qui entendent des voix, distillent leur frénésie en s’inspirant de quelque plumitif d’université d’il y a quelques années. » Les idées sont puissantes. Les idées sont le moteur du changement. La bonne science économique ne pourra pas nous sauver toute seule. Mais, sans elle, nous sommes condamnés à répéter les erreurs du passé. L’ignorance, l’intuition, l’idéologie, l’inertie se mêlent pour nous donner des réponses qui ont l’air plausible, promettent beaucoup et ne pourront que nous trahir. Malheureusement, comme ne cesse de le montrer l’histoire, les idées qui finissent par triompher peuvent être bonnes mais tout aussi bien ne pas l’être. La conviction que l’immigration détruira nos sociétés semble s’imposer aujourd’hui, malgré toutes les preuves du contraire. Le seul recours que nous ayons contre les idées fausses est d’être vigilant, de résister aux séductions de l’évidence, de nous méfier des promesses de miracles, d’interroger les faits, d’aborder la complexité avec patience et de reconnaître honnêtement ce que nous savons et ce que nous sommes capables de savoir. Sans cette vigilance, le débat sur des problèmes à multiples facettes tourne au slogan et à la caricature, et l’analyse politique cède le pas aux remèdes de charlatan.

Cet appel à l’action ne s’adresse pas aux économistes de métier : il s’adresse à toutes les personnes qui aspirent à un monde meilleur, à un monde plus sain, à un monde plus humain. L’économie a trop d’importance pour être laissée aux seuls économistes. »

Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo, Économie utile pour les temps difficiles (Good Economics for Hard Times (2019)), Seuil, 2020.


NB

Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo (), Lauréats du prix Nobel d’économie 2019, professeurs d’économie au MIT (Massachusetts Institute of Technology), cofondateurs de J-PAL, laboratoire d’action contre la pauvreté, aussi auteurs de Repenser la pauvreté (Seuil, 2012).

1 Bruno Tardieu, Quand un peuple parle. ATD Quart Monde, un combat radical contre la misère, Paris, La Découverte, 2015, cité par Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo, Économie utile pour les temps difficiles (Good Economics for Hard Times (2019)), Seuil, 2020, p. 555

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