La journaliste Florence Aubenas écrit la guerre et décrit la presse, entre mythe et réalité
Pendant des années, Florence Aubenas a couvert la guerre, armée de sa plume et de son envie de se balancer dans l’ailleurs. Le temps d’une heure, au Collège de France, elle se remet dans la peau de ce personnage mythique au service d’une presse invisible : le correspondant de guerre.
« C’est la débâcle de la guerre (…) chaque guerre vient laminer la presse » assure Florence Aubenas. Pour la journaliste française, la guerre est un lieu de mythe, et le correspondant de guerre un personnage mythique qui ne vit qu’à travers une image fausse et falsifiée. Ce rôle de correspondant de guerre qu’elle endosse depuis le milieu des années quatre-vingt, au côté de Libération ou du Monde depuis quelques années, Florence Aubenas l’a d’abord qualifié de « ridicule » avant d’en accepter toute sa complexité. Si « ridicule » est le premier mot qui lui vient à l’esprit c’est car il reflète un conflit entre une génération des années soixante pour qui la guerre n’existe plus et une réalité outre-Atlantique vendue dans les cinémas. « L’Amérique envoie au front des jeunes gens, comme vous et moi, et les transforme en tueur. C’est ça que porte la presse » avoue Florence Aubenas. Cette génération française des « trente heureuses », comme elle le dit, était « absolument déconnectée de la guerre. » D’un ton dramatique, la journaliste rajoute qu’« être correspondant de guerre ça ne correspond pour ma génération à rien. » Mais ce rien existe pourtant. Elle s’arrête un instant, seule face à son micro, puis explique cette image de la guerre, imprimée dans les journaux mais inexistante en France. « Ici, l’image de journaliste de guerre n’est qu’un mythe, elle est de l’autre côté de l’Atlantique » détaille Florence Aubenas. « Et pourtant, dans cette apocalypse-là, le journaliste est source d’espoir » continue-t-elle. De l’espoir et « un peu d’intégrité », pour paraphraser le journaliste Serge July, des valeurs que Florence Aubenas incarne, de guerres en guerres, du Rwanda à l’Irak en passant par la Syrie.
En 1994, elle part au Rwanda où elle vivra sa première guerre. « La première fois que j’ai vu quelqu’un qui tirer des balles réelles », elle rit comme gênée devant cette vérité, « je me suis mise sur un monticule pour mieux voir. » La guerre, elle ne connaît pas, elle ne l’a jamais vécu et ça ne lui semble même pas réel. C’est un lieu de mythe dans lequel elle ne pensait pas se plonger. « Ce n’est pas possible que nous aussi on soit confronté à ça » dit-elle.
Cette innocence, elle la perdra lors de la guerre d’Irak, pendant laquelle elle passera 5 mois en captivité. Otage, elle comprend la haine et le désespoir des habitants. « On passe d’un statut protégé à un statut exposé. » dit-elle. Les irakiens sont « écœurés », écœurés d’une presse invisible. La presse vend l’image d’une guerre lointaine, avec zéro mort. Pour Florence Aubenas, un des problèmes de la presse est de ne pas rendre visible la guerre comme elle l’est vraiment. Alors, un « irakien fâché, terroriste, combattant, peu importe comment on l’appelle et peu importe où il est, n’hésitera pas à prendre un journaliste en otage ou en tout cas les flinguer sur internet. » confesse la journaliste.
Quelques années après, en Syrie, Florence Aubenas est encore une fois frappée par cette notion de « guerre invisible » pour ceux qui la vivent sur le champ de bataille. Pour ces gens-là, la figure du reporter de guerre a très vite changé. La Syrie, « qui n’a jamais vu d’étranger », acceuille pour la première fois Florence Aubenas comme symbole de liberté. Six mois plus tard, elle retourne en Syrie et tout à changer, « nous n’avons plus le visage de la liberté mais le visage de la déception » dit-elle. Ses contacts syriens lui disent : « Vous avez écrit des articles ça n’a servi à rien, regardez. » Les contacts de Florence Aubenas ne changent pas mais ces mêmes hommes et femmes deviennent les personnes « fâchées » dont elle parlait plus tôt. Elle comprend avec beaucoup de rationalité la haine de ceux qui vivent la guerre quotidiennement, pour qui la presse fait défaut. À travers ses expériences, la figure du reporteur de guerre change, d’un personnage mythique symbole de liberté à la cible à abattre.
« La guerre restera pour toujours ce mythe. » avoue la journaliste. Un lieu mythique et « de grandes falsifications » difficilement racontable. À force d’immersion, Florence Aubenas raconte l’invisible. C’est cette « dimension d’aventure » qui l’anime. Pour être correspondant de guerre, il faut savoir oublier le réel pour se plonger dans ce lieu de mythe. Florence Aubenas, jeune femme de la génération des années quatre-vingt, s’oublie et vit une vie mythique, quelque peu hors du réel, qu’elle n’aurait jamais pensé vivre. Aujourd’hui, la journaliste approche de la soixantaine et se remet chaque jour en question « car c’est le métier qui y oblige » dit-elle en un sourire.
Juliette Saint-Amaux