La tectonique des peuples

La tectonique des peuples

Depuis près de huit mois, les troupes russes et ukrainiennes s’affrontent sans relâche. L’Ukraine déjoue les plans russes. Vladimir Poutine s’impatiente. Régulièrement, ce dernier et sa garde rapprochée brandissent la menace de de l’arme nucléaire. Le peuple ukrainien poursuit sa lutte armée. Quant au peuple russe, il manifeste désormais sa réprobation. Il n’est pas le seul à déclarer son désaccord voire sa colère à l’égard de ses dirigeants politiques. L’Iran s’agite. Cette fois-ci, nous assistons à un mouvement contestataire qui connaît un degré d’intensité inédit dans un pays qui n’a pas manqué de s’indigner à maintes reprises dans ce début de XXIème siècle. Que dire de la montée des populismes et des extrémismes dans des régimes politiques où le droit de vote est exercé librement ? Que penser de cette poussée de fièvre qui anime certains pays désireux de rompre les liens qui les unissaient à d’anciennes puissances coloniales, notamment en Afrique, tandis que d’autres puissances étrangères y conquièrent progressivement une influence grandissante ?  

Ce ne sont là que quelques exemples mais ils s’articulent autour d’une réflexion globale : le monde bouge. Par bouger, il faut comprendre les élites dirigeantes et les peuples. Certains tentent de placer leurs pions sur l’échiquier mondial tandis que les autres contestent leurs dirigeants et manifestent leur colère. Un vent mauvais souffle sur la communauté internationale. Je vais porter mon attention sur un pays en particulier : l’Iran. Les événements qui s’y déroulent actuellement sont largement relatés par les médias mais il me semble qu’on ne mesure pas suffisamment ce qu’induirait un changement de régime dans ce pays. Un simple coup d’œil à une carte du monde suffit pour comprendre la kyrielle d’enjeux et d’effets domino pouvant découler des conséquences d’un changement de gouvernance à Téhéran.   

Par le passé, j’ai consacré à maintes reprises des analyses sur ce pays. Ce dernier m’a toujours intrigué. Ses frontières actuelles lui confèrent des accès à la mer Caspienne ainsi qu’au stratégique détroit d’Ormuz, le point de passage maritime le plus anxiogène de la planète eu égard au transit des hydrocarbures en provenance de la péninsule arabique. Chaque regain de tensions entre l’Iran et les Etats-Unis ou les pays arabes de la région cause des sueurs froides à l’ensemble de la planète lorsque Téhéran menace de perturber le trafic maritime dans le détroit. Plus de 20% de la production mondiale de pétrole traverse quotidiennement ce passage stratégique. Certes, l’Iran n’est pas le seul Etat riverain d’Ormuz mais une escalade des tensions dans la région provoquerait aussitôt un emballement sur les marchés financiers.  

Lorsque j’évoque l’Iran dans mes réflexions, je m’exprime surtout sur un pays pivot au sein d’une grande aire géographique s’étirant des rives orientales de la Méditerranée jusqu’aux steppes de l’Asie centrale et du subcontinent indien. L’Iran symbolise cette place géographique au croisement de nombreux intérêts stratégiques internationaux. Le pays est limitrophe d’un pays arabe, l’Irak, et géographiquement proche des pétromonarchies du arabes du Golfe Persique. Il partage des frontières avec la Turquie, pays membre de l’OTAN mais aux relations tumultueuses avec l’alliance occidentale et l’Union européenne en particulier. L’Iran jouxte d’anciennes républiques soviétiques : l’Arménie, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan. Enfin, il voisine avec l’Afghanistan et le Pakistan.  

Lorsqu’on présente les choses ainsi, plusieurs sources d’inquiétude apparaissent. L’Iran est entouré de pays qui, pour diverses raisons, connaissent d’importants troubles internes lorsqu’ils ne sont pas engagés dans des conflits armés. L’Irak n’a jamais retrouvé de paix sociale depuis l’intervention coalisée menée dans les années 2000. L’Azerbaïdjan et l’Arménie se battent pour le Haut Karabakh. La Turquie souffle le chaud et le froid dans ses prises de position concernant les problématiques moyen-orientales. L’Afghanistan demeure ce pays meurtri depuis cinq décennies et a connu le retour en force des talibans en août 2021. Quant au Pakistan, ses relations tendues avec l’Inde laissent toujours craindre un dérapage de trop, celui pouvant déboucher sur l’éclatement d’un conflit armé. En somme, seul le Turkménistan paraît ne pas connaître de remous inquiétants autour de l’Iran… Cela fait peu.  

A cela, comment ne pas évoquer l’opposition tenace que se livrent Téhéran et Riyad, notamment pour des raisons confessionnelles et de leadership politique régional ? Comment ne pas référer au peuple kurde, une nation sans Etat dispersée sur quatre pays, l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie ? Comment occulter les troubles internes et persistants rencontrés par le Liban ou la Syrie, les tensions récurrentes opposant l’Etat d’Israël et la Palestine ? Vous comprendrez dès lors que l’Iran occupe effectivement une position géographique centrale au sein d’une région qui n’a nullement besoin de voir un foyer de crise apporter davantage d’incertitude. Et pourtant, une partie des Iraniens descend dans la rue et proteste contre les règles de droit qu’elle juge trop sévères et strictes.

Le monde occidental ne verrait sans doute pas d’un mauvais œil la fin de ce régime théocratique. Pour autant, est-ce qu’une telle issue garantirait une transition politique souple et correspondant de surcroît aux attentes populaires ? Rien n’est moins sûr, ou du moins, tous les scénarii sont possibles. Si d’aventure le régime en vigueur depuis 1979 doit céder la place à un nouveau système de gouvernance, cela aurait nécessairement de nombreuses conséquences en interne, à l’échelle régionale mais également au niveau planétaire.  

En interne, je demeure plutôt sceptique car les révolutions populaires aboutissent rarement aux effets escomptés et ce n’est pas l’Histoire récente, celle de l’ère internet, qui me contredira. Les Printemps arabes étaient soutenus et suivis sur les réseaux sociaux. Demandez aux Tunisiens, aux Egyptiens, aux Libyens ou encore aux Syriens s’ils sont satisfaits des résultats obtenus après avoir versé leur sang ? Je n’en suis pas certain. Si les Iraniens décident de mettre un terme à la Révolution islamique, rien ne leur garantit de ravir leurs envies d’émancipation. D’une part, une partie de la population demeure très conservatrice et favorable aux Gardiens de la Révolution. D’autre part, j’ai du mal à imaginer que la société iranienne puisse vivre dans la sérénité au regard de tous les foyers de crise qui entourent le pays.  

A l’échelle régionale, je ne vois pas beaucoup de raisons de se réjouir en cas de changement politique en Iran. Les problèmes sont multiples mais surtout hétérogènes et souvent interconnectés. Nonobstant, la polémologie n’étant pas une science exacte, de bonnes surprises ne sont pas à exclure. Dans l’hypothèse d’un changement de régime politique, il n’est pas incongru d’imaginer une levée des sanctions économiques qui frappent le pays, une résolution de la crise sur le dossier nucléaire ou encore que Téhéran et Riyad optent pour un apaisement de leurs difficiles relations diplomatiques, etc. Un changement de gouvernance politique peut laisser augurer d’importantes évolutions des rapports diplomatiques dans l’ensemble de la région mais dans l’immédiat, le pays ne doit pas s’enfoncer dans une crise interne profonde et durable sous peine de fragiliser davantage l’équilibre politique, social, diplomatique, économique ou encore géopolitique de la région.  

Enfin, au niveau mondial, nous retrouvons les préoccupations des cadors dominants, à commencer par les Etats-Unis et la Chine. Est-il besoin de rappeler que l’Iran constitue un terrain sur lequel les deux mastodontes s’affrontent à distance. Lorsque le premier cherche à asphyxier l’économie iranienne en renforçant les sanctions contre Téhéran et ses exportations d’hydrocarbures, jusqu’à menacer d’amendes dissuasives les acteurs occidentaux qui oseraient commercer avec l’Iran dans les domaines stratégiques, Pékin éconduit Washington et s’y approvisionne volontiers en matières fossiles. Il s’agit évidemment d’un moyen pour la Chine de montrer à son principal concurrent économique que les intimidations américaines ne l’atteignent pas.  

Une fois encore, ce ne sont là que des exemples qui, à défaut d’être exhaustifs, dépeignent la multitude de préoccupations et d’intérêts souvent divergents et portant sur le seul cas iranien. Ces quelques lignes montrent qu’il existe de nombreuses raisons sérieuses de se soucier de l’évolution de la situation socio-politique en Iran. L’ancienne Perse gronde en son sein. Son avenir est incertain. Elle est pourtant loin d’être un cas isolé. La communauté internationale paraît semblable aux plaques tectoniques qui bougent en permanence et entrent parfois en collision. En cette fin d’année 2022, l’activité tellurique semble plus que jamais intense et anxiogène au regard des nombreux foyers de crise préoccupants dans le monde. Il est souhaitable que cette dernière ne débouche pas sur un tremblement de terre de grande magnitude. 

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