Kazakhstan, pays incompris
Depuis quelques temps, on vante les qualités d’un homme d’Etat d’Asie centrale tandis que le monde occidental doutait encore de cette même personne en début d’année 2022. Le Président kazakhstanais Kassym-Jomart Tokaïev a vu sa popularité en Occident grandir lorsqu’il décida d’ouvrir les frontières de son pays aux ressortissants russes fuyant la mobilisation décidée par Vladimir Poutine. Le regard occidental changea alors définitivement sur ce dirigeant largement méconnu en Europe et en Amérique du Nord. Avec cette décision, il est plus juste de lever les derniers doutes occidentaux : le leader du Kazakhstan ne soutient pas le Kremlin. Pourtant, depuis janvier 2022, il s’est passé beaucoup de choses dans la capitale de cette ancienne république soviétique. D’ailleurs, se nomme-t-elle Noursoultan ou Astana ?
Voici quelques mois, je publiais un livre portant essentiellement sur la crise en Ukraine mais j’avais consacré un chapitre initial aux événements survenus au Kazakhstan à compter du 1er janvier 2022. Quelques informations relayées par les médias occidentaux faisaient alors état d’une crise sociale motivée par la forte augmentation des prix du gaz avec le passage de la nouvelle année, une situation pénalisante pour le pouvoir d’achat des Kazakhstanais. Très rapidement, ces mouvements contestataires nés dans la région Caspienne se répandirent pour atteindre Almaty, l’ancienne capitale demeurée par ailleurs le principal poumon économique du pays.
Les choses se gâtèrent lorsque les informations circulant désormais au compte-goutte firent état d’émeutes sévèrement réprimées à Almaty. Des morts furent comptabilisés et de nombreuses arrestations arbitraires à déplorer. De plus, le Président de la République avait intimé aux forces de l’ordre de tirer sur les manifestants, décision approuvée à l’époque par Moscou et Pékin. De même, des coupures d’internet furent décidées, comme pour isoler le pays du reste du monde. Lorsque les faits furent présentés de la sorte en Occident, une conclusion s’imposait : le Président Tokaïev semblait asseoir sa domination sur le pays et indiquer à tous qu’il était désormais le seul maître à bord, à l’instar de Noursoultan Nazarbaïev, son prédécesseur, qui régna en maître sur le Kazakhstan pendant près de trois décennies. Cette impression fut renforcée lorsque les médias annoncèrent l’arrestation et l’inculpation au motif de haute trahison du chef des services de renseignement… qui servit naguère par deux fois en qualité du chef du gouvernement national sous l’ère Nazarbaïev. Présentées ainsi, ces informations ne pouvaient déboucher que sur une seule et unique interprétation : Kassym-Jomart Tokaïev venait de faire le ménage dans son fief. Ainsi croyait-on…
J’allais oublier un élément de taille : en vue de circonscrire les émeutes à Almaty, le Président de la République fit appel à Vladimir Poutine pour que ce dernier envoie au plus vite des troupes au Kazakshtan. Tandis que Moscou poursuivait sa politique de provocation à l’égard de l’Ukraine et de l’alliance occidentale, une telle demande émanant de Noursoultan avait de quoi inquiéter…
En mai 2022, je publiai Les limites de la diplomatie. Le clash des dialogues Est-Ouest. La guerre en Ukraine battait déjà son plein. La crise survenue au Kazakhstan semblait révolue depuis longtemps. Toutefois, j’avais ressenti le besoin d’expliquer ce qu’il s’était vraiment passé en janvier. Curieusement, ce n’est que plusieurs mois après que les médias occidentaux commencèrent à évoquer la thèse que j’avais défendue dans mon livre. Kassym-Jomart Tokaïev n’a jamais fait de coup d’Etat au Kazakhstan. Bien au contraire, il a étouffé une tentative de putsch orchestrée par son prédécesseur, sur fond de crise de prix du gaz.
Il est temps de rétablir la vérité. Le 1er janvier 2022, des protestations virent effectivement le jour dans la région Caspienne en raison du doublement des prix du gaz. Le problème fut aussitôt résolu par la présidence de la République. Lorsque les médias évoquèrent des scènes d’émeutes et de guerre à Almaty, il y eut effectivement une forte agitation constatée dans le quartier de la mairie de la ville. Cependant, elles n’étaient pas liées au prix du gaz. Des agitateurs venant d’autres pays d’Asie centrale avaient été « recrutés » par les services de renseignement alors pilotés par Karim Massimov, l’ancien chef du gouvernement sous la présidence Nazarbaïev. Ces gens reçurent pour mission de semer le trouble à Almaty et de donner des allures de chaos à la situation. Certains présentaient la particularité d’être étroitement connectés à des réseaux terroristes de mouvance islamiste. C’est précisément ce qui conduisit le Président Tokaïev à faire appel à Moscou. Les troupes russes furent ainsi dépêchées à Almaty dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective, une alliance militaire multipartite menée par Moscou.
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L’incompréhension grandit au sujet du Président Tokaïev lorsqu’il se fendit d’un ordre glaçant : tirer sur les émeutiers. Cette injonction fut alors approuvée par Moscou et Pékin. Ce soutien était motivé par le fait que les deux géants eurasiens combattaient fermement toute forme de risque terroriste et qu’ils étaient bien renseignés sur les pedigrees des émeutiers. En Occident, on craignait déjà le bain de sang. Des morts furent à déplorer. Des milliers d’arrestations survinrent. Rapidement, les choses rentrèrent dans l’ordre. Entre temps, le chef des services de renseignement avait été arrêté et l’ex-Président Nazarbaïev était officiellement porté disparu… Ce dernier réapparut quelques temps plus tard à la télévision nationale. Il annonça son retrait définitif de la vie politique kazakhstanaise.
Plus prosaïquement, l’ancien leader avait vraisemblablement négocié un accord avec les autorités dirigeantes du pays : retrait de la vie politique et des affaires contre abandon de toute poursuite judiciaire. Quant aux troupes russes, aussitôt le calme revenu dans les rues d’Almaty, elles s’en retournèrent dans la mère patrie. Pourtant, Kassym-Jomart Tokaïev dut attendre plusieurs mois avant que le monde occidental prenne connaissance de l’exposé de la vérité concernant les événements de janvier 2022.
Dans le conflit ukrainien, il n’a jamais apporté son soutien officiel au voisin russe. Il faut comprendre ce que le Kazakhstan incarne en Asie centrale. Pays immensément riche en ressources naturelles, il attire la convoitise de tous, celles de la Russie et de la Chine limitrophes mais également du monde occidental. Ce pays doit composer avec une réalité politique régionale au demeurant complexe tandis qu’en interne, de multiples ethnies cohabitent. Le Kazakhstan fut, sous l’ère stalinienne, une terre ayant connu les déplacements de populations. Le but consistait à diviser pour mieux régner. D’ailleurs, les troubles actuels opposant l’Arménie à l’Azerbaïdjan ou encore le Tadjikistan au Kirghizstan découlent des politiques staliniennes de l’époque. Ces exemples visent à montrer que pour un chef d’Etat kazakhstanais, la gouvernance politique s’apparente à un exercice de funambule.
C’est dans ce contexte complexe qu’opère le Président Tokaïev. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on commence à comprendre les problèmes survenus au Kazakhstan en ce début d’année. D’ailleurs, en septembre 2022, il prit une décision symbolique mais lourde de sens : il débaptisa la capitale Noursoultan pour lui redonner son ancien nom, Astana. C’était une manière de clore définitivement le chapitre de l’ère Nazarbaïev et d’engager le pays dans une nouvelle ère qui se veut plus moderne.