LE JARDINIER DU SAVOIR

LE JARDINIER DU SAVOIR


par Joachim Nettelbeck, Esprit, JANV./FÉVR. 2019

Apparue en 1969 sous la plume du théoricien du management Peter Drucker, la formule magique de « société du savoir » permet aujourd’hui aux hommes politiques, aux médias et aux responsables académiques de faire miroiter un avenir radieux, où les maladies auront disparu, où des produits intelligents et hautement rentables dispenseront les hommes de tout travail pénible, et en feront des citoyens instruits, connectés et cultivés. Seuls des esprits chagrins ou dénués d’imagination pourraient douter de cet idéal d’une humanité libérée de ses peines par la grâce des robots.

Cet idéal tend toutefois à réduire la recherche scientifique à un « investissement d’avenir » dont il faut surveiller la rentabilité. Les chercheurs, qui en sont devenus comptables, gémissent sous le poids des programmes, des appels d’offres, des indicateurs de performance et des innombrables rapports qui sont exigés d’eux pour accéder à la manne des crédits. Ils s’y soumettent cependant, car leur carrière en dépend, comme celle de leurs collaborateurs. La formule de la « société du savoir »nourrit pourtant chez les managers de la recherche une fausse image de l’activité scientifique : celle d’une machine qui se mettrait en mouvement par simple pression sur un bouton budgétaire.

Dans la réalité, la constitution et la transmission des connaissances reposent sur des individus imaginatifs et faillibles. La découverte scientifique procède de la serendipity, que le sociologue des sciences Robert Merton a décrite comme la capacité de saisir l’importance d’une donnée inattendue pour développer une nouvelle théorie ou étendre une théorie existante.

L’avant-garde de la société du savoir est en effet constituée par la recherche fondamentale. En Europe continentale, celle-ci est un bien public, normalement organisée par l’État, mais sa qualité dépend surtout de l’initiative et de l’engagement des individus. L’action gouvernementale en tient compte en concédant une certaine autonomie aux chercheurs et à leurs institutions. Mais suivant le mode néolibéral, elle a développé d’autres formes de direction très contraignantes, empruntées à la gestion des entreprises. Derrière le rideau rhétorique de l’autonomie et de la démocratisation de la science, ces méthodes managériales risquent d’empêcher ou d’étouffer les recherches vraiment originales. Le progrès des connaissances serait mieux assuré par une gestion de la recherche qui tiendrait compte de la tension entre service public et liberté de la recherche.

La mission de l’administrateur

Pour illustrer l’idée de bonne administration de la recherche, Alain Supiot a proposé l’image du jardinier. Le rôle d’un jardinier est dialectique : d’un côté, il est soumis aux forces de la nature ; de l’autre, ces forces sont aidées ou freinées par ses actes ou négligences. Le jardinier soigne ses plantes. Il se considère comme un serviteur de la nature mais, en même temps, il espère obtenir des produits qui lui servent. Il plante là où le sol est fertile, où les plantes recevront du soleil ou de la pluie, selon leurs besoins. Il fait confiance à la nature. Il lui donne le temps de faire son œuvre. Il doit être patient. Mais il est aussi actif et n’agit pas sans but. Il arrose ses plantes ou ajoute de l’engrais. Il sarcle les mauvaises herbes ou greffe des arbres fruitiers. Ainsi, en améliorant les conditions d’expression du génie propre de chaque plante, il influence constamment le cours de la nature, mais il reste conscient de son rôle limité, du fait que nombreuses autres conditions, aléatoires et imprévisibles, influencent la floraison ou la récolte.

L’image du jardinier correspond à une gestion réflexive de la recherche.

Cette image contraste avec celle du chasseur, qui se considère comme le maître de la création. Lui aussi est dépendant de la nature, mais il a une tout autre attitude. Savoir comment le gibier grandit n’est pas son problème. Le veneur est à la recherche d’une proie. Il organise la chasse, avec l’objectif clair pour tous les participants de s’emparer du cerf le plus puissant, d’exceller vis-à-vis d’autres chasseurs, avec qui il entre en compétition. Quand le gibier lui échappe, il déploie des moyens supplémentaires, emploie plus de traqueurs ou de nouvelles techniques. Le couronnement de ses efforts se donne à voir dans le trophée chargé d’épois exposé dans sa salle de réception et célébré par la presse cynégétique. Bien sûr, il se conforme en principe aux règlements régissant la chasse qu’il pratique. Et il élève aussi des animaux, des chevaux et des chiens, mais c’est pour traquer sa proie.

L’image du jardinier correspond à une gestion réflexive de la recherche. Elle résume métaphoriquement ce qu’a développé analytiquement le Conseil national du développement des sciences humaines et sociales, en reconnaissant à l’administration de la recherche une tâche de médiation entre l’État et la science[1]. Comme celle du jardinier, la mission de l’administrateur est de créer les conditions les plus propices au travail des chercheurs et de tenir constamment compte des effets, éventuellement pervers, de ses propres actions. Son rôle est d’orienter, de coordonner et d’évaluer les institutions, comme autant de terreaux fertiles.

Mais, à quelques exceptions près (développement des Maisons des sciences de l’homme, financement d’« actions blanches » donnant aux chercheurs l’initiative de l’identification des sujets les plus prometteurs), ces recommandations sont restées lettre morte.

L’Institut d’études avancées de Nantes

L’image du jardinier et l’idée d’une gestion réflexive de la recherche ont trouvé une expression organisationnelle à l’Institut d’études avancées de Nantes. Jean-Marc Ayrault, alors maire de Nantes, encouragé par son conseiller Jean-Louis Gentile et par le Conseil scientifique de la Communauté urbaine, a demandé la création d’un institut d’études avancées, sur le modèle ambitieux de ceux de ­Princeton ou du Wissenschaftskolleg à Berlin, pour doter la ville de Nantes d’un « pôle d’excellence » scientifique à rayonnement international.

L’Institut se distingue par son ouverture aux savants des pays du Sud (près de la moitié des résidents) ainsi que par son profil thématique : ­l’exploration de l’armature dogmatique des sociétés humaines. Il fonctionne comme une « pépinière de réseaux scientifiques » entre chercheurs de disciplines et de cultures différentes, rigoureusement sélectionnés chaque année. Ces derniers y trouvent un lieu de vie collégiale et de conversations scientifiques propices à la serendipity, et une entière liberté de conduire leur projet de recherche.

La métropole nantaise a édifié sur les bords de la Loire un bâtiment conçu pour encourager la vie collégiale des résidents tout en ouvrant l’Institut sur le monde universitaire nantais. Le statut de fondation d’utilité publique qui lui a été reconnu garantit son autonomie administrative, ainsi que l’indépendance de son conseil scientifique.

Le ministère de la Recherche s’est montré enthousiaste à l’égard du concept mais hésitant en matière de financement. En créant, il y a dix ans, une structure administrative incluant trois autres initiatives (Lyon, Marseille, Paris), à laquelle il a sous-traité la gestion d’un financement, temporaire et aujourd’hui insuffisant, l’État s’assurait, selon les méthodes managériales, un moyen de contrôle, sans donner aux Instituts les moyens nécessaires à leur réussite dans la compétition internationale. L’État français devrait s’aligner sur les pratiques de petits pays comme les Pays-Bas ou la Suède et veiller en bon jardinier à ce que de telles pépinières, lieux créateurs de nouvelles idées et particulièrement précieux dans un paysage largement programmé, puissent prospérer.

 

 

[1] - Alain Supiot (sous la dir. de), Pour une politique des sciences de l’Homme et de la société. Recueil des travaux du Conseil national du développement des sciences humaines et sociales (1998-2000), préface de Roger Gérard Schwartzenberg, Paris, Presses universitaires de France, 2001.

 Joachim Nettelbeck


Joachim Nettelbeck est l'un des meilleurs connaisseurs des systèmes d'organisation de l'enseignement supérieur et de la recherche dans le monde. Auteur d'une thèse de sociologie sur le recrutement des professeurs d’université en Allemagne et en France, il a été secrétaire général du Wissenschaftskolleg zu Berlin depuis sa création en 1981, et jusqu’en 2012. Un recueil d'hommages a été publié en son honneur sous le titre Über das Kolleg hinaus. Joachim Nettelbeck Dem Sekretär des Wisssenschaftskollegs (Berlin, Wisssenschaftskolleg zu Berlin, 2012, 387 p. ISBN 9783934045163). Son dernier livre paru en français est consacré à la figure de Clemens Heller, l'un des acteurs clés du renouvellement des sciences humaines dans la France de l'après-guerre : Hinnerk BruhnsJoachim NettelbeckMaurice Aymard (dir.) Clemens Heller, imprésario des sciences humaines, Paris, Éditions de la FMSH, 2017, 180 p. ISBN 978-2-7351-2404-6


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