L'entretien du mois #10 : changer de logiciel

L'entretien du mois #10 : changer de logiciel

Le recyclage ? Lego abonne son PET recyclé car cela irait, in fine, « entraîné des émissions de carbone plus importantes au cours de la durée de vie du produit". Le carburant alternatif, moins carboné que le kérosène ? Lufhtansa en convient : pour convertir sa flotte aux carburants de synthèse, il faudrait l'équivalent de la moitié de l'électricité produite en Allemagne… Alors que les entreprises commencent à entrer dans le dur des stratégies de décarbonation, les stratégies d’optimisation des pratiques montrent leurs limites. Comment les dépasser ? Comment amener les grandes entreprises à opérer la transformation nécessaire de leur business model ? Est-ce faisable ?

Le collectif Stim , une spin off de Mines Paris - PSL Tech, s’est créé il y a neuf ans sur l’ambition de faire bifurquer les grands secteurs de l’économie. Avec Colette MENARD , la directrice scientifique du collectif, on a discuté des besoins de transformation, des freins des acteurs économiques et des moyens de les dépasser !

Le Grand Ecart. Le collectif STIM travaille depuis 2014 avec des grandes entreprises. Celles-ci n’ont pas forcément bonne presse en matière de transition écologique. Pourquoi se focaliser sur elles ?

Colette Ménard. Parce que ce sont elles qui façonnent en grande partie la société dans laquelle on vit. Elles donnent souvent le la au niveau d’une filière en agissant sur leurs fournisseurs, leurs clients, en développant des usages, des pratiques de production et de consommation. C’est leur capacité à faire bouger un secteur qui nous intéresse. Mais nous travaillons aussi avec des ETI.

Aujourd’hui, quasiment toutes ont pris conscience de l’importance de travailler sur de meilleures pratiques environnementales mais nous sommes encore beaucoup dans la réduction des mauvaises pratiques, les petits gestes, les « quick-win » (les gains environnementaux et économiques rapides, ndlr). Elles y consacrent l’essentiel de leurs ressources techniques, humaines et financières, phagocytant toute leur énergie. Or, pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris ou rester dans les limites planétaires, c’est une réinvention des modèles économiques et industriels dont nous avons besoin. Mais peu d’entreprises sont dans cette phase et soyons honnêtes, peu d’entre elles viennent toquer à notre porte pour cela. C’est à nous de les convaincre que la transformation ne viendra pas après la phase d’optimisation mais qu’il y a urgence !

Cette phase d’optimisation, est-ce que c’est par exemple le recyclage que beaucoup d’industriels nous vantent comme bonne pratique mais dont même les entreprises (ex : Lego) commencent à voir les limites ?

Effectivement c’est le cas typique. Le recyclage n’est pas une mauvaise chose en soi, seulement, même si on continue à augmenter les quantités recyclées, cela ne transformera pas le business model de l’entreprise et cela ne résoudra pas non plus le problème des déchets ou des émissions de gaz à effet de serre… Et c’est là qu’intervient la grande question que devrait se poser les dirigeants d’entreprise : vaut-il mieux investir 100 millions d’euros pour améliorer mes pratiques à la marge ou les utiliser pour transformer mon activité en profondeur que ce soit en travaillant sur le réemploi ou l’abandon d’un produit néfaste ? Mais cela est bien plus large que le recyclage. Nous sommes arrivés au mur invisible de l’optimisation : par exemple, il y a bien eu une baisse des émissions de GES par ces pratiques mais nous sommes arrivés à un plateau. Nous atteignons la limite du modèle actuel et l'on ne voit pas - ou on ne veut pas voir - que l'on n'y arrivera pas de cette manière.

J’imagine qu’expliquer à une entreprise qu’elle a investi des millions dans une démarche (voire des technologies, des infrastructures…) qui n’est pas la bonne n’est pas forcément facile à faire entendre. Comment les faire bifurquer vers une transformation en profondeur qui va forcément demander de la sobriété mais aussi des renoncements à des produits, des matières premières, des organisations…?  

Effectivement. Et je ne vous cache pas que présenter les choses comme ça ne va pas enthousiasmer les COMEX ! Quand on aborde ces sujets, cela crée des tensions, des craintes sur les implications économiques et c’est normal. Ce que l’on travaille, c’est un modèle soutenable mais aussi viable et désirable pour l’entreprise en challengeant les usages, la valeurs et en proposant des alternatives au statu quo. Cela va passer par du dialogue autour du projet entrepreneurial et la raison d’être de l’entreprise pour montrer que le jeu en vaut vraiment la chandelle, en s’insérant dans un cadre de prospective et de conception innovante. On ne transforme pas non plus une entreprise du jour au lendemain, cela va commencer par des gammes, des pans d’activités. Sur le sujet du renoncement ou de la sobriété en particulier, c'est parfois compliqué en termes d'adhésion mais c'est surtout que la question est mal posée : cela laisse entendre qu'il suffit d'arrêter... or c'est juste le début de la réflexion et tout reste à faire !

Prenons la voiture. Pour décarboner le secteur, on passe de la voiture thermique à la voiture électrique. C’est déjà une bascule en termes de R&D et donc de financements mais aussi de matières premières, d’expertises et de compétences. Mais on est d’accord que cela ne suffit pas : il faut repenser la mobilité. Que propose-t-on à la place ? Les véhicules intermédiaires que met en avant le chercheur spécialisé dans la transition énergétique des transports, Aurélien Bigo ? C’est effectivement intéressant. Mais si on veut aller plus loin et travailler sur la démobilité ? Cela demande alors de repenser l’espace : la ville et les campagnes, les interconnexions… et donc de mettre autour de la table des urbanistes, des politiques, des aménageurs

Les transformations de rupture sont donc loin d’être seulement techniques…

Loin s’en faut ! C’est d’ailleurs pour cela que dans le collectif, nous avons des disciplines différentes : des ingénieurs, des designers, des entrepreneurs mais aussi des chercheurs… Les entreprises se focalisent souvent sur la technique parce que c’est un périmètre sur lequel on peut plus facilement avoir la main en tant qu’industriel que sur le changement des usages ou du système économique. Mais c’est un manque : nous avons des équipes R&D en charge de la conception des produits ou des procédés mais personne n'est chargé de re-concevoir le cœur d'activité ou le positionnement de l'entreprise !

Cela pose la question de la gouvernance. Vous vous adressez généralement aux COMEX, ce qui est logique quand on parle de stratégie. Mais sachant que l’on parle de grandes entreprises, le plus souvent détenues par des actionnaires, ne faut-il pas aussi intégrer le Conseil d’administration à ces réflexions ? Car le couperet des actionnaires doit souvent brider les réflexions et les transformations, non ?

Ce que l’on voit en tout cas, c’est que dans les cas où l’entreprise est familiale et/ou est dirigée par l’entrepreneur, ce qui se voit encore dans les ETI, il est souvent plus facile d’arriver à ce type de discussions. Ce qui est difficile dans la plupart des entreprises, c’est de lever les « il faut », « on doit » pour poser en premier l’intention, la vision avant de devenir plus rationnel sur le « comment ». La pression actionnariale, de la rentabilité ou de la croissance se voit aussi dans l’autocensure : par exemple, des collaborateurs d’une entreprise ne voulaient pas présenter au COMEX une slide sur la baisse des besoins de mobilité et l’on a dû se battre pour le faire. Même si ça ne passe pas, il est important de mettre ces réflexions sur la table. 

Pour moi, le conseil d'administration a un vrai rôle à jouer dans les questions qu'il va poser au COMEX, dans la manière dont il peut challenger la stratégie long terme de l'entreprise : "êtes-vous vraiment en train de construire un futur soutenable et pérenne pour l'entreprise ?"

Les nouveaux indicateurs de durabilité peuvent peut-être aller dans ce sens. Certaines entreprises nous en parlent…surtout quand elles ont vu leur note extra-financière être dégradée ! Mais les réglementations sont souvent elles-mêmes dans une logique d’optimisation et n’accompagnent pas l’entreprise dans les prises de risques entraînées par les transformations de rupture. C’est dommage car les politiques publiques devraient être des fers de lance des innovations, notamment sur les questions de mobilité dans les zones peu denses qui sont un vrai défi.

Le grand écart, c'est fini pour aujourd'hui. Si vous avez aimé cet entretien, n'hésitez pas à le dire et à le partager sur les réseaux sociaux et dans votre entourage :) Et n'oubliez pas...le changement, c'est urgent :)

Béatrice Héraud le sujet dans le cas présent est un sujet de type de plastique comme l’expliquait très justement Olivier Pons Y Moll il y a quelques jours

David Laval

CEO @123Loger.com | Entrepreneur launching startups to fix things | 3x founder 2x exit

1 ans

Bravo Colette, c'est top top top

Comment voulez-vous impacter des entreprises qui sont revendus tous les 3 ou 5 ans ? Le futur pour beaucoup se résume à dégager du cash à cour terme. Je généralise un peu, mais les entreprises gèrent les questions d'environnement à court terme, en fonction de l'image et de ses conséquences. Elles se projettent très peu sur 10 ou 20 ans avec un considération d'impact environnemental (dans les faits).

Florence Bardin

Fondatrice de l'Agence F

1 ans

Merci pour cet entretien ! Il éclaire parfaitement la position dans lesquelles se trouvent les grandes entreprises. Et il explique le véritable frein à la bascule : "Nous sommes dans la réduction des mauvaises pratiques ... "

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Autres pages consultées

Explorer les sujets