L’intelligence situationnelle, une compétence pour réussir dans un monde incertain par François Mattens
Et si le plus important pour votre carrière était de réussir les concours de circonstances du quotidien plutôt que ceux d’une grande école ou de la haute fonction publique ?
Vous ne vous demandez jamais pourquoi ce sont toujours les mêmes qui ont de la chance ? Pourquoi les opportunités les plus intéressantes se présentent toujours à eux ? La réponse tient certainement au fait que ces personnes font preuve d’une intelligence situationnelle (IS) supérieure à la moyenne. Loin d’être innée, cette compétence empirique s’apprend et s’entretient au gré des rencontres et des expériences. Elle apparaît d’autant plus indispensable à la réussite à l’époque emprunte d’incertitudes que nous connaissons aujourd’hui. Notre intelligence ne se résume pas à ce que l’on sait, mais à ce que l’on fait quand on ne sait pas (lire aussi la chronique : « Le paradoxe du ‘je sais tout' »)
De la ruse athénienne au jeu d’acteur moderne
Rendons à César ce qui est à César. Ou plutôt aux Grecs. L’intelligence de situation trouve ses origines dans la Grèce antique. Dans « Les ruses de l’intelligence : la mètis des Grecs », Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant la définissent comme « un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise. » Bien que centrale dans la stratégie militaire et la vie politique d’Athènes, cette « discipline » a progressivement disparu de la littérature à partir du Ve siècle.
Les premières analyses situationnelles modernes sont issues des travaux scientifiques du sociologue Erving Goffman (dans « La Mise en scène de la vie quotidienne » et « Les Rites d’interaction ») où il compare notre quotidien à une pièce de théâtre que l’on peut analyser et décortiquer à travers les différentes interactions qui la ponctue, comme notre manière de saluer ou de nous exprimer. Pour avoir sa place sur scène, l’individu se doit de comprendre les règles de la pièce afin de les adopter, de s’y adapter et de jouer ainsi pleinement son rôle.
Chance et incertitude
La pandémie est venue confirmer ce que nous savions déjà : nos habitudes, nos acquis et notre avenir sont de plus en plus incertains. Cette incertitude s’accélère et affecte tous les aspects de nos sociétés : relations humaines, espérance de vie, mobilité, emploi… Yuval Harari ne s’y trompe pas quand il affirme que nous n’avons aucune idée de ce à quoi ressemblera le monde en 2050 et que la plupart de ce que les enfants apprennent aujourd’hui sera inutile dans trente ans. Qui, au début des années 2000, aurait pu imaginer que les profils les plus en vogue vingt ans plus tard seraient les data scientists, les chief happiness officers ou encore les incubator managers ?
Notre seule certitude est que nous ne pouvons être certains de rien. Que faire pour ne pas subir, mais bien provoquer et être acteur de sa réussite ? A défaut d’invoquer le divin, le « chanceux » est un individu ayant une aptitude supérieure à comprendre l’environnement qui l’entoure dans toute sa complexité, à saisir ou à provoquer des opportunités, et ce grâce à des leviers d’action plus ou moins perceptibles par autrui. Boîte à outils et guide de survie du quotidien, l’intelligence situationnelle permet d’être celui ou celle sur qui la chance se penche plus souvent qu’à son habitude (lire aussi la chronique : « Succès : talent ou facteur chance ? »).
Ingénieur de l’humain plutôt que roi mythologique
Comment être celui qui peut tout (ou presque) transformer en or ? Nul besoin d’être Midas, mais plutôt un ingénieur de l’humain. Avec une approche méthodologique, voire scientifique, ce dernier manie avec sagacité et justesse des qualités humaines et des outils cognitifs, en fonction du problème à résoudre :
L’art de se poser les bonnes questions. « Si j’avais une heure pour résoudre un problème, je passerais cinquante-cinq minutes à réfléchir à la question et cinq minutes à penser à la solution », disait Albert Einstein. Dans cette logique, l’intelligence situationnelle s’appuie sur un esprit critique aiguisé, bien plus utile pour réussir que l’intelligence pure. En décortiquant une problématique complexe, a priori insolvable, en ruissellement de questions simples, vous additionnez des solutions simples. L’addition de la résolution de ces problèmes permet de déboucher sur une issue favorable à l’enjeu global (lire aussi la chronique : « Comment résoudre des problèmes complexes »).
Le bon sens. Je dis souvent à mes étudiants qu’ils arriveront à faire la différence dans 90% des situations qu’ils rencontreront au quotidien en faisant appel au bon sens. Il est indispensable de replacer ce dernier au cœur du management et de la prise de décision. Il est certes inné, mais on peut l’améliorer et l’entretenir, notamment à l’aide d’exercices intellectuels comme le questionnement de Fermi, mais surtout par le biais d’expériences de terrain qui obligent à sortir de sa zone de confort.
L’adaptabilité. S’adapter à son environnement est une caractéristique majeure de l’intelligence situationnelle. Il s’agit d’être capable, comme un caméléon, de se fondre dans n’importe quel environnement social ou intellectuel en imitant ses codes et ses modes de pensées, c’est-à-dire en faisant preuve d’intelligence émotionnelle. Cette aptitude permet de détecter des signaux faibles et de trouver le meilleur moyen d’agir sur un environnement donné, de l’influencer pour en tirer un avantage.
L’humilité. Sans tomber dans le syndrome de l’imposteur, il est important de connaître ses limites et ses points faibles. Cela comprend des actions ou des comportements potentiellement contre-productifs, mais aussi des actions ou des comportements dont vous ne seriez pas capables. Au-delà de constituer la première étape d’un apprentissage constructif, cette prise de conscience renforce votre leadership.
La mise en réseau. Qui peut aujourd’hui se targuer d’avoir réussi tout seul, guidé par son propre génie ? A de rares exceptions près, les réussites sont la concrétisation d’un travail d’intelligence collective. L’ingénieur de l’humain arrive à trouver des connexions et des complémentarités, à faire naître des synergies entre des écosystèmes. Pour résumer, il sait faire émerger le constructif à travers le collectif.
Du QI au QS
Au-delà de ces cinq aptitudes, l’intelligence situationnelle s’entretient et se parfait au quotidien par le biais de nombreuses soft skills comme la curiosité, la créativité ou encore le culot. Pour autant, notre système éducatif ou le management de nos organisations ne nous évaluent jamais sur ces critères. En effet, tout au long de nos études, plutôt que d’évaluer notre quotient intellectuel (QI) ou notre mémoire, ce sont nos capacités à penser autrement et à s’adapter qui devraient être testées. Cette logique perdure dans nos organisations, qu’elles soient publiques ou privées, où nos managers recrutent puis évaluent leurs collaborateurs à l’aune de leurs diplômes, des objectifs fixés sur leur fiche de poste et du respect des règles édictées. Ces méthodes anachroniques entraînent inéluctablement une obsolescence des compétences.
Nous serions bien inspirés de développer et de valoriser davantage notre quotient situationnel (QS) tel que le prônait, il y a plus d’un siècle, le pédagogue Adolf Ferrière dans ses nombreux travaux de recherche. Et si nous évaluions désormais l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter ?