À nos médias aussi, Notre-Dame de Paris montre le chemin
#10 Grenelle - N°10
L’ironie du sort est acerbe. On a beaucoup parlé de la coïncidence des temps entre l’allocution télévisée d’Emmanuel Macron, qui devait rassembler les Français le 15 avril à 20h, et l’incendie de Notre-Dame de Paris survenu une heure et demie plus tôt. On en a oublié l’excitation universelle des jours précédents face à la sortie de l’ultime saison de « Game of Thrones », qui avait fait la une de tant de médias : elle aussi aura fait long feu, face à l’émotion plus universelle encore suscitée par la déflagration du cœur de la France.
Il peut paraître dérisoire de mettre ces deux actualités sur le même plan, et pourtant : chacune à leur manière, elles sont deux signes forts d’une époque en transition, qui se cherche des temps et des espaces communs à l’heure même où, balayés par la révolution numérique, dans une modernité devenue liquide et insaisissable, le temps et l’espace semblent presque abolis.
Pour nombre d’observateurs, la fin de « Game of Thrones », devenue la série la plus regardée de tous les temps, venait ainsi marquer celle de la « télé rendez-vous », socle de la culture de masse et de mythes modernes communs pour l’humanité, au profit de la « Peak TV », où les audiences sont de plus en plus fragmentées à mesure que les contenus produits et les canaux de diffusion se démultiplient.
Un programme pourrait-il à nouveau faire communier les spectateurs de la planète ? s’interrogeait-on dans les rédactions et les universités. Un événement même, pourrait-il encore rassembler des peuples si proches en apparence sur cette Terre mondialisée, et pourtant toujours plus éloignés les uns des autres tandis que chacun, sous l’effet des réseaux sociaux, de ses peurs et ses croyances, s’enferme dans ses bulles informationnelles ?
Le terrible incendie de Notre-Dame de Paris dont la flèche, suspendue dans l’instant d’avant sa chute, a fait la une des journaux du monde entier, est venu en un sens répondre à cette question.
« Rarement une information n’avait autant fait l’unanimité » (revue de presse internationale de France Culture) reflétant l’immense place de ce monument dans l’imaginaire mondial.
Un « palimpseste de l’histoire de France » selon le New York Times, inscrivant dans sa pierre aussi bien les permanences que les évolutions de notre identité.
Une « icône nationale » pour le Financial Times. Le « kilomètre-zéro » de notre pays, comme l’ont rappelé tant de journalistes à l’instar de la correspondante à Paris de Die Zeit : « littéralement là où la France commence, là d’où partent les routes qui la structurent », ou Christine Ockrent pour The Guardian : « C’est le nombril de notre pays, son centre historique et géographique. […] Nous nous réunissons dans et autour de lui lors de nos grands moments nationaux : pour nous réjouir ou pour pleurer. Il est difficile de penser à un moment significatif de l’histoire de notre capitale qui ne l’ait impliqué. » La véritable héroïne du Bossu de Victor Hugo, dont tant de magnifiques lignes ont été citées à cette occasion. L’emblème de toutes ces églises qui émaillent le territoire français, y constituent autant de repères patrimoniaux, offrant bien plus que des lieux de culte mais des objets d’art et des écrins où s’est déposée une partie de notre âme collective – autant de lieux symboliques que venir attaquer, comme cela fut encore hélas le cas dimanche dernier au Sri Lanka, c’est toujours porter le fer dans les consciences, croyantes ou non.
« Les pierres qui seront reconstruites peuvent s’effondrer ; un symbole, une foi, une nation ne peut pas mourir » (Corriere della Sera). « Quand un peuple ne sait plus qui il est, quand un pays ne sait plus quelle est sa mission dans l’histoire, quand une nation ancienne, peut-être ancienne, doute de son rôle dans le monde, même une tragédie peut être utilisée pour le secouer. »
Le 15 avril, alors que l’ère de la « Peak TV » était déjà une réalité, ce pays traversé depuis cinq mois par une crise sociale majeure attendait d’allumer sa télévision pour trouver une issue au Grand débat national et retrouver, peut-être, un projet collectif pour l’avenir. Finalement, il aura communié, au centre de Paris ou devant un écran – de TV, de smartphone, de tablette ou de PC –, et bien au-delà de ses frontières, devant le spectacle tragique de ces flammes dévorant le symbole de son identité profonde.
Surtout, et c’est ce qui me semble le plus intéressant dans les événements que nous venons de vivre, c’est dans les journaux que le monde aura eu besoin de venir se recueillir le lendemain. Le 16 avril, les ventes des quotidiens de presse se sont envolées : +50 % pour Le Parisien, +44 % pour Aujourd’hui en France, +73 % pour Les Échos, pour m’en tenir aux titres de notre Groupe.
C'est comme si, mystérieusement, le journal venait déposer un supplément de vrai sur la réalité déjà appréhendée de visu ou à travers les médias audiovisuels
Un supplément de mémoire, pour une presse française dont le cœur a toujours battu avec ses concitoyens, qui aime à relayer leur mobilisation, qui sait trouver les mots pour dire les grands moments collectifs, les inscrire dans l’histoire, à l’image du Parisien témoin de tous les moments forts de Notre-Dame depuis 1944. Un supplément de sens, pour des citoyens désorientés qui ne savent plus où atterrir. Un supplément de sol, pour reprendre un terme cher au philosophe Bruno Latour.
Un supplément de temps aussi, car en cette époque où va croissante la vitesse étudiée par la « dromologie » de Paul Virilio, où, face à la succession incessante des événements, dans la scansion qui en est faite par Twitter et autres réseaux sociaux, notre capacité d’attention est proche de celle du poisson rouge – 9 secondes avant de changer d’image sur l’écran de notre smartphone ! a calculé Bruno Patino –, la lecture du journal, qui n’a jamais autant été la prière quotidienne de l’homme moderne, vient redonner toute sa vertu et sa force au temps plus long.
Au fond, la presse de qualité a cette puissance symbolique des cathédrales, telle que la décrit si justement l’historien Patrick Boucheron. Elle sait recréer ce « champ de forces » qu’est le débat public, lui aussi « métaphore de la raison ». En organisant la confrontation des points de vue, à travers ses colonnes ou des événements, elle est « une manière, avec des forces contraires, de construire une élévation avec la contradiction ». Elle a le pouvoir, dès lors qu’elle s’en donne les moyens, de communiquer « cette magie que peut opérer la collaboration, l’organisation et l’union des hommes autour d’un même idéal », pour faire référence cette fois aux Pierres sauvages, le très inspirant roman de Fernand Pouillon. Elle sait réenraciner nos actions dans un passé qui serait capable de tendre vers l’avenir. Elle sait réactiver nos mythes, redonner des fondements à une culture partagée. Elle sait faire du temps la clé pour solidifier la construction.
En d’autres termes, elle a tous les atouts en main pour aider les acteurs de la cité à recréer du commun et retisser le lien social. Tel est l’enjeu du siècle. Et telle est notre plus grande responsabilité.
@LouettePierre
Conseil en questionnement créatif
5y[MUST READ] Excellente analyse.
Merci Pierre pour cette analyse. La presse écrite participe, pour la majorité des générations encore, de la perception matérielle qu’un événement « historique », aussi inattendu ou émouvant soit-il, s’est réellement déroulé, face à notre incrédulité, voir notre déni. Le postulat est que ce qui est annoncé en manchette de quotidiens de référence s’est réellement passé. Qu’en est il des plus jeunes generations qui s’informent principalement via des « stories » sur Instagram, Snapchat ou autres notifications sur leurs smartphones ?