Moyes a bien plus à offrir qu'un simple roman féminin

Moyes a bien plus à offrir qu'un simple roman féminin

Beaucoup de lecteurs voient en Jojo Moyes l’auteure d’une saga féminine, vaguement teintée de sentimentalisme, pleine de bons sentiments, avec un zeste de chick-lit et une voix narrative attachante.

Mais ce serait porter un regard un peu trop réducteur sur ce qu’est vraiment la trilogie Avant toi. D’abord, le personnage principal de cette saga, c’est une héroïne, pas un héros. C’est bien Louisa Clarke dont on suit les tribulations dans les trois tomes de cette série. Louisa, qui vient d’un milieu ouvrier. Louisa, qui grandit dans une petite maison avec quatre générations réunies sous le même toit : le grand-père malade qu’on entoure de soins, les parents, Lou et sa sœur, et même le fils de Treena, Tom.

 

Au début du roman Avant toi, l’avenir de la famille Clarke repose sur les épaules de Lou : sa mère est une mère au foyer qui se dévoue corps et âme à sa famille, son père est ouvrier et vient d’être licencié, et son grand-père malade nécessite des soins constants. C’est sur Treena que la famille avait compté pour s’en sortir : elle avait montré certaines dispositions pour ses études, mais sa grossesse précoce l’éloigne de la brillante carrière à laquelle elle était promise. Quant à Lou, elle est serveuse dans un café… et se retrouve elle aussi à la porte.


Ses rendez-vous chez l’équivalent anglais de Pôle emploi sont édifiants : le marché du travail est plus impitoyable que jamais, et les rares emplois qu’on lui propose consistent à faire la toilette de personnes âgées ou à se dénuder dans des bars. Dans cette société où l’emploi est précaire, la prestation de services apparaît comme la seule option de Lou qui n’a pas fait d’études ; c’est donc à contrecœur qu’elle accepte d’être la garde-malade de Will en échange d’un salaire attractif.


La famille Traynor permet à Jojo Moyes de dresser un portrait étonnant de l’aristocratie fortunée à laquelle appartient Will. Lou ignore tout de ce milieu, de cette aisance, et jamais auparavant elle ne s’était imaginé que l’éventail des possibles puisse être ainsi déployé. L’égalité des chances n’est pas au rendez-vous. Will a fait des études, sa famille a financé ses voyages et ses loisirs coûteux, il a vécu à New York où il a travaillé dans la finance, il a eu accès à la propriété de bonne heure et n’a pas de soucis à se faire pour l’avenir : Lou, elle, n’a rien eu de tout cela. Elle est riche de ses liens et de sa façon d’accueillir la vie. Elle est riche de sa force de caractère, de sa persévérance, de son honnêteté. De cette rencontre avec Will, elle retiendra une chose : pour vivre intensément, elle ne doit renoncer à aucun de ses rêves – et même désirer l’impossible.


Le décalage entre les milieux d’origine de Will et de Lou est palpable lorsque les deux familles sont réunies le temps d’un réveillon de Noël : les membres de la famille de Lou n’ont pas de quoi offrir des cadeaux somptueux. Ceux qui ont la chance d’avoir un cadeau reçoivent un modeste présent et s’en réjouissent. Will, lui, a les moyens d’exaucer des vœux qu’ils n’ont encore jamais osé avoir, et le luxe auquel il est habitué s’invite ainsi dans la famille Clarke, dans un mélange d’étonnement et de malaise. Mais si Lou est fascinée par le train de vie de la famille Traynor et redoute le choc des cultures en invitant Will chez elle, elle mesure aussi la chance qu’elle a d’appartenir à une famille aimante, et la honte qu’elle éprouve à l’idée que Will pose son regard sur les napperons brodés, le vieux poste de télévision, le grand-père qui rote et la moquette sale, n’est que passagère. Elle sait d’où elle vient et elle ne cherche à aucun moment à se soustraire à la photo de famille.


Dans Après toi, l’arrivée de Lou dans le luxueux immeuble de la famille Gopnik sur la Ve Avenue est un nouveau choc : la petite Anglaise toute droit sortie de sa province se retrouve une fois de plus plongée dans un univers qui n’est pas le sien. Et la première chose qu’elle découvre, c’est que quand on est riche, on a une armée de domestiques à sa disposition. Bien sûr, il ne s’agit pas de la troupe dirigée par le très digne Mr Carson de Downton Abbey, parce que l’époque a changé, mais les mœurs demeurent : il y a l’assistant personnel, le coach sportif, le kiné, les masseurs, les dames de compagnie, la cuisinière et la femme de ménage (qui ne passe jamais l’aspirateur au bon moment). Ces gens-là n’ont pas droit à l’épais tapis rouge dans l’escalier principal : ils empruntent l’escalier de service et occupent une petite chambre sous les toits. Ils travaillent pour des gens qui les utilisent, les malmènent, et leur font la vie dure : ce que Lou ne se prive pas de rappeler à Mr Gopnik lorsqu’elle est accusée à tort d’avoir volé une importante somme d’argent. Par ailleurs, le personnel de maison doit être disponible à tout moment, et Louisa découvre à quel point il est difficile de s’épanouir dans sa vie quand on est sans cesse en orbite de quelqu’un qui a acheté tout votre temps et toute votre énergie. Aussi doit-elle demander la permission à sa patronne, l’épouse de Mr Gopnik – elle aussi en rupture avec son milieu, puisqu’elle est l’ancienne masseuse du milliardaire – si elle peut être libre un week-end le temps de retrouver son amoureux qui vient d’Angleterre pour lui rendre visite.


Le cas de l’épouse de Mr Gopnik ne manque pas d’intérêt non plus. On ne pardonne pas à la petite masseuse polonaise d’avoir succédé à la très respectable Mrs Gopnik, une femme du même milieu que son ex-mari, richissime, qui va mettre un point d’honneur à dégrader la réputation de la jeune femme, monter sa fille contre elle, et ne ratera pas une occasion de la mettre à l’écart lors des réceptions et galas de charité : autant de vexations qui sont très mal vécues par la jeune femme qui cache un terrible secret : pour vivre le rêve américain, elle a laissé sa fille en Pologne et l’a confiée aux bons soins de sa sœur. Tous les mois, elle envoie un peu d’argent aux siens et souffre de ne pas pouvoir vivre parmi eux. 

 

Par ailleurs, Lou se rend compte que dans cet univers luxueux, tout le monde est blanc. Tout le monde, sauf Ashok, le portier, qui a du mal à se faire respecter par les résidents de l’immeuble. Lou va se lier d’amitié avec lui et sa famille et faire la connaissance de son épouse, une femme au caractère bien trempé, militante acharnée, qui se bat avec les habitants de son quartier pour sauvegarder la bibliothèque, menacée de fermeture. C’est d’ailleurs la seule compensation que Louisa consent à demander à Mr Gopnik quand il comprend qu’il l’a accusée à tort : débloquer des fonds pour sauver la bibliothèque, et faire en sorte que les habitants de ce quartier défavorisé puissent continuer à s’y rendre pour se mettre à l’abri, lire, et avoir un accès à Internet. Et aussi et surtout parce que c’est l’un des derniers lieux de convivialité dans cette banlieue dans laquelle les Gopnik ne mettent jamais les pieds, estimant que c’est un quartier dangereux.

 

Quand elle rencontre Josh et entame une relation amoureuse avec lui, Lou ne se reconnaît pas davantage dans les codes de son milieu. C’est un jeune loup de la finance, mû par l’appât du gain, qui rêve de promotion, de séminaires d’entreprise et de garden parties où on lave plus blanc que blanc. Le malaise profond qu’elle éprouve lors de ce pique-nique d’entreprise avec les collègues de Josh et leur vie apparemment parfaite en dit long sur son décalage avec ce milieu où les rapports humains sont aussi pauvres que les comptes en banque sont bien approvisionnés. Ici, un regard suffit à vous disqualifier une bonne fois pour toutes. Elle comprend mieux le malaise et le sentiment d’imposture d’Agnes Gopnik lors de ces galas de charité où elle peine à trouver sa place. Là où la famille Traynor reste humaine peut-être précisément parce qu’elle a été confrontée à l’épreuve du handicap et du deuil, les financiers qui peuplent l’univers de Josh sont des gens d’un ennui mortel, dont l’apparente aisance n’est en fait qu’une aptitude à frayer entre gens bien, des figurants parfaits de soirées mondaines, lisses, incapables d’accepter la différence, s’assurant avant d’entamer une conversation du pedigree de leur interlocuteur pour ne pas risquer de se compromettre. Quand elle prend conscience que chaque échange est codifié et que le choix d’une tenue vous expose à de tels jugements, Louisa comprend qu’elle ne pourra jamais être elle-même parmi eux. N’ayant pas l’intention de s’excuser d’être ce qu’elle est, Louisa prend ses distances avec ce milieu dans lequel elle ne veut ni ne peut trouver sa place.

 

Enfin, Louis se lie d’amitié avec sa redoutable voisine, une dame âgée qui vit seule avec son chien, Dean Martin, – un roquet épouvantable – et les vestiges de sa gloire passée. Elle a fait bien des sacrifices, et en premier lieu celui de son fils, dont elle n’a jamais pu s’occuper convenablement, pour mener sa carrière professionnelle comme rédactrice de mode. Et l’argent ne dure qu’un temps. Cette vieille dame a mené grand train, mais elle n’est plus capable de payer ses factures et est menacée d’expulsion. Elle continue pourtant à se comporter avec les codes des classes sociales dominantes alors que les revers de fortune l’ont condamnée au déclassement et que sa fin de vie s’annonce précaire. Isolée, seule, c’est grâce à Louisa qu’elle va finir par renouer avec sa famille et retourner vivre auprès de son fils : on retrouve la solidarité comme valeur suprême des petites gens.

 

Last but not least, Après tout est l’occasion pour Moyes d’introduire un nouveau personnage dans la fresque. Treena, la sœur de Lou, s’est liée à un dénommé Eddy, dont elle parle avec beaucoup d’émotion à sa famille. Le soir de Noël, alors que l’heure est venue de faire les présentations, le mystérieux Eddie sonne à la porte : c’est une femme et elle est noire.

 

Avec cette façon de saisir l’époque à travers le point de vue d’une petite provinciale qui n’a pas l’habitude de penser en rond, Jojo Moyes a bien plus à offrir qu’un simple roman féminin, il se dessine en arrière-plan de ses romans une satire sociale rafraîchissante qui sonne étonnamment juste.

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