"Paroles de flics, l'enquête choc", (éditions Fayard), Making-Of
Partie 1/2: Quand je ne le sais pas encore
Une année d’immersion avec la police de sécurité publique. En fait, quand je repense à tout ce qui m’a amené à l’écriture de ce livre, c’est même un peu plus long que ça.
Mars 2016. J’ai déjà au compteur 25 ans de couverture de manifs, émeutes, mouvements et conflits sociaux divers, notamment les lycéens et les étudiants, depuis le début des années 90. Autant dire que je commence à en connaitre pas mal sur la question du maintien et du rétablissement de l’ordre. Au départ, il y a ça. L’idée en tête de faire un livre sur les manifs, côté police, et de raconter comment tout ça se construit, et évolue avec les années, quand et comment ça peut basculer… La question du maintien de l’ordre en démocratie, un sujet passionnant, essentiel. Je repense à une phrase d’un livre de Bénédicte Desforges , « Police mon amour », ancienne lieutenant de police, qui dit quelque chose comme ça : « L’ordre public se trouve quelque part sur un point d’équilibre entre un désordre acceptable et l’ordre insupportable ». Ça dit tout, l’exercice de la police en démocratie
Sauf que le sujet est un peu restreint, trop spécialisé me dit-on.
Mars 2016, les manifs contre la Loi Travail commencent, et le mouvement prend de l’ampleur chaque semaine qui passe. La violence, les incidents aussi. C’est le mois où les manifs lycéennes du matin, à Paris, foutraques, pas déposées, pas déclarées, servent de « test » à tous ceux qui n’ont qu’une idée en tête : aller à l’affrontement avec les forces de l’ordre. Et ça grossit. Et ça devient de plus en plus violent au fil des jours. Et puis ça finit par s’étendre aux manifs syndicales de l’après-midi, d’abord avec des accrochages musclés puis violents avec le service d’ordre des syndicats, qui tente de contenir ceux qui cherchent à ce que ça dégénère. Puis qui les laisse finalement filer vers l’avant, en créant un cordon « sanitaire » entre la tête de la manif officielle, et ceux qui veulent une ambiance d’émeute. C’est la naissance des « cortèges de tête ». Ça chauffe de plus en plus. Ca pète aussi à Rennes et Nantes.
Paris, 14 juin 2016. Manifestation nationale. Tout le monde s’attend à ce que ça tourne à l’émeute, devant. C’est ce qui se produit. Ce jour-là, le cortège de tête est massif, et ceux qu’on appelle les « black blocs » sont venus équipés : cocktails Molotov, banderoles renforcées, engins pyrotechniques divers, marteaux brise vitres, et projectiles.
Je me souviens de ce moment, pas loin du métro Duroc. Je suis avec une amie, Alice de Brancion, qui fait des photos. Tous les deux casqués. Nous sommes contre un mur, protégés dans l’encoignure d’une vitrine de café fermé. Les yeux rougis par les lacrymos, on voit que ça part dans tous les sens et que ça vole de partout. Une compagnie d’intervention en mouvement se positionne juste devant nous. On est juste derrière eux, quasiment collés à leur dos. Les bouteilles et les cailloux volent dans leur direction, et donc la nôtre. Une bouteille éclate contre le mur à côté de nous. Et puis, il y a ce flic, jeune, qui tourne la tête vers moi, en sueur, un peu paniqué, et qui hurle à notre intention « Mais dégagez ! Vous allez vous en prendre encore plus que nous ». Moi dans la tête, je n’ai qu’une envie : raconter ce qui se joue dans ce genre de moment, prendre de la hauteur, sortir du côté « choisis ton camp ». On n’est pas au Chili sous Pinochet, ou dans l’Argentine de Videla, mais en France, démocratie. Ecouter dans un moment plus calme ce que ce jeune flic d’une Compagnie d’intervention pourrait avoir à raconter de sa vie, de son travail.
Comprendre ce qu’il se passe dans l’esprit du policier qui pète un plomb après des heures de caillassage et de jets de peinture, et cogne indistinctement en pleine foule, comme j’avais pu le voir et le vivre place de la Nation trois semaines auparavant, où je m’étais retrouvé allongé dans une flaque de peinture rose, déséquilibré par un brutal coup de tonfa latéral dans le dos, que je n’avais pas vu venir.
Je ne le sais pas encore mais dans ce que je vis, au travers de ce que je note, une partie d’un des chapitres de « Paroles de flics » est en train de s’écrire. La scène du flic à bout de nerfs, elle sera aussi évoquée dans « Paroles de flics », pas pour être dans l’incantatoire protestataire, mais pour comprendre, raconter, depuis le terrain et leurs mots à eux l’engrenage qui fait qu’en fin de journée, on en arrive là. Et à l’époque, je ne le sais pas non plus encore.
Ce 14 juin 2016 au soir, je rédige un post où je raconte cette manif, en essayant de le faire avec du recul, de manière factuelle et colorée. En fait j’en ai un peu ras-le-bol des discussions « pro ou anti-flics ». Et de tout ce que je vois passer sur les réseaux, qui donnent l’impression que les forces de l’ordre se sont levées le matin en se disant « aujourd’hui on casse du manifestant », et que la violence des groupes masqués, équipés, ne serait que la réponse à une provocation. Parce que c’est faux et que ça ne se passe pas comme ça. Et il se produit quelque chose… Le texte est « liké » des centaines de fois en quelques heures, puis finira avec 700 partages en deux jours, y compris par des flics de la sécurité publique, de police-secours.
Et un débat s’ouvre sur mon mur avec des dizaines de commentaires et des gens qui se répondent, dont des policiers sous pseudo. Et premiers contacts : des policiers, en messages privés. Pas des CRS, pas des flics de compagnie d’intervention. Mais des policiers de ce qu’on appelle le « service de roulement », de commissariats en province, qui déjà ont envie de parler de leur vie, et qui disent le ras-le-bol de l’image qu’on leur renvoie. J’ai l’impression d’avoir ouvert une porte. Il y a des 06… et finalement des voix au téléphone.
Derrière, à l’automne, il y aura Calais, trois contacts avec des policiers de la sécurité publique de la ville. De longues discussions, du terrain. Se retrouver dans une voiture, à l’avant, en place passager, avec le part soleil sur lequel est fixé la plaque « Police », et mon sac à dos balancé sur le siège arrière. Et, sur la route en redescendant vers Paris, mais toujours au Nord, un rendez-vous sur le parking d’une gare, dans une banlieue de province, avec le premier flic à avoir partagé mon post. Une soirée dans un estaminet, à parler de leur boulot. Il est venu avec sa femme, et aussi un collègue. Ce soir-là, le courant passe. Ils parlent de leur vie, des conditions de travail, disent leur colère face à ce sentiment qu’on les déteste, et la politique du chiffre.
Fabrice, mon premier contact est dans Paroles de flics, et je ne l'ai pas perdu de vue. Et à cette époque, je ne le sais pas encore. Je suis en train de terminer avec mon confrère Antoine Dreyfus un premier livre intitulé "La France qui gronde", paru début 2017 chez Flammarion. Un road trip à travers le pays pour raconter la France juste avant la présidentielle et les législatives. Et qui va s’ouvrir sur un chapitre parlant de la police, au travers de « police-secours ». En fait, on est là dans les prémices de « Paroles de flics », mais je ne le sais pas encore.
C’est aussi à cette période, fin 2016, qu’éclate le mouvement des policiers en colère, que je vais suivre de près. Ça non plus je ne le sais pas encore, mais le récit de ces manifestations sauvages, en uniforme, en civil avec les brassards, parfois avec les véhicules sérigraphiés, et ses suites, ce sera aussi un chapitre de « Paroles de flics ».
Ce qui m’interpelle d’ailleurs, c’est la jeunesse des policiers présents dans ces défilés nocturnes. On sent une coupure générationnelle dans le monde de la police, avec des flics de plus en plus connectés sur les réseaux sociaux, qui veulent comprendre les ordres qu’ils reçoivent, qui cherchent un sens, qui contestent en dehors des organisations traditionnelles. A l’image de l’évolution de la société.
Début 2017, l’affaire Théo. Manifs, incidents et émeutes dans certaines banlieues. Et un soir de février à Bobigny, je retrouve des confrères sur un appel à manifester, lancé sur les réseaux sociaux. Sortie de métro, gare centrale de bus. Des groupes commencent à se rassembler. Il y a des CRS, des Gendarmes mobiles, des Compagnies d’intervention, des BAC en civil. Et très vite ça dégénère avec des jets de cailloux et de canettes auxquels répondent les premiers tris de grenades lacrymogènes.
Parmi les policiers présents et qu’on est plusieurs à suivre, je sens une tension. Ce n’est pas Paris et ses rues qu’on peut bloquer. Tout ici est mouvement, jeu du chat et de la souris, labyrinthe d’immeubles avec des jeunes, parfois des gamins chauffés à bloc, très excités, qui courent en groupe un peu partout lorsqu’on s’approche des cités. Et des flics casqués dont les plus aguerris passent consigne, à haute voix, de ne pas marcher trop près des murs et de surveiller « ce qui peut venir d’en haut ». Dans ce moment, ce n’est pas tant de courir après les incidents qui m’intéresse. C’est par exemple cette différence de comportement que je remarque sous l’uniforme entre les plus vieux, les plus chevronnés, presque blasés, plein de sang-froid, qui commandent et « tiennent » les plus jeunes sous les mêmes casques, plus jeunes dont je perçois la colère dans les yeux et dans les mâchoires qui se contractent au passage en trombe de cette voiture, vitres ouvertes, basses à fond, avec ce doigt d’honneur tendu par la portière avant, ponctué d’insultes.
J’ai fait plein de photos avec mon portable ce soir-là. Nuit tombante, brouillard de lacrymos sous la lumière orangée d’un des seuls lampadaires encore allumé. Une partie de l’éclairage public a sauté, ou a été coupé. Des ombres qui courent entre les immeubles. Un policier de dos, casqué, qui observe un groupe de loin. Des hélicos qui tournent. Le retour sur Paris est un peu épique. Ambiance de couvre-feu. Tous les transports en commun ont été interrompus dans le quartier, le métro est fermé et la ligne 5 bloqué jusqu’à Eglise de Pantin. Pas un bus, pas un tram ne roule dans le coin. Cinq kilomètres à pieds pour rejoindre la porte de Paris. Un chauffeur de taxi pas en service me prend à son bord. Il va de toute façon à la station de la porte de Pantin pour commencer sa nuit et m’y emmène gratuitement.
J’envoie des sms avec les photos à celle que je connais depuis 20 ans, qui suit mon boulot, et qui va devenir mon éditrice chez Fayard, Isabelle Saporta. Mais ça non plus je ne le sais pas encore. 22h30 Porte de Pantin sous une fine pluie, elle m’appelle. « Tu voudrais pas nous faire un grand livre sur la police d’aujourd’hui, un truc humain, sur les hommes et les femmes derrière l’uniforme? Y’a que toi qui peut faire ça ».
Dès le lendemain, j’écris un synopsis de quelques pages, en imaginant 24 heures en France, dans différents services de sécurité publique. Je m’appuie sur les images de Bobigny, les manifs, ce que j’ai pu voir de police secours. Les premiers policiers de « Paroles de flics », sont là. La trame du livre aussi. J’ai déjà des dizaines de carnets de notes, quelques contacts, l’envie. Après quelques retouches, le synopsis sera validé en moins d’une semaine. L’aventure commence. En fait elle a déjà commencé depuis longtemps dans ma tête. C’est un puzzle dont les pièces vont peut à peut s’imbriquer.
Les mois suivants, Je reprends la route. Je plonge totalement dans le monde des flics, du Nord au Sud du pays, 24h/24 et sept jours sur sept…. Une centaine de rencontres, des nuits de patrouille, des moments passés dans la vie des commissariats, des heures d’entretien, parfois au domicile des uns et des autres, vont suivre…. "Paroles de flcs"...