L'hypothèse des souffrances ordinaires et les manières d'y répondre

L'hypothèse des souffrances ordinaires et les manières d'y répondre

(Recherche qualitative = Boîte de Pandore ? 2ème partie)

(Résumé de l’épisode précédent : La vieille dame est en difficulté. Essayer de comprendre? Mais faut-il toujours chercher ? La jolie Pandore nous invite à aller voir ce qu’il y a dans la boîte.) 

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L’histoire de la vieille dame a créé une certaine émotion. Son écho est revenu à plusieurs reprises dans les séances suivantes de la formation à la recherche qualitative. D’autres situations analogues sont apparues au fil des exercices d’entraînement. Alors commence à prendre forme cette hypothèse qui va fonder notre recherche: le médecin généraliste rencontre de manière récurrente des personnes qui sont réellement en grande souffrance, sans qu'il soit possible d'assigner à ces souffrances un diagnostic biomédical précis. Nous avons beaucoup hésité sur la manière de les nommer. Finalement, nous avons choisi cette appellation: les souffrances ordinaires. Plusieurs médecins ont parlé par exemple de la complexité des consultations avec les jeunes consommateurs de cannabis. Elles mettent souvent tout le monde en difficulté, parents, ados, et médecin. Quelque chose alors attire notre attention : les médecins inventent des scénarios, parfois très élaborés, avec le jeune et les parents ou d’autres proches, pour tenter de démêler la complexité. C’est l’élément qui va nous faire franchir le pas, oser aller plus loin.

Quelles réponses aux souffrances ordinaires? Les scénarios imaginés par le praticien

Tant de situations complexes qui se répètent, ça intrigue. Pour tenter d’y voir plus clair, nous élargissons le cercle à d’autres médecins qui n’ont pas participé à la formation. Est-ce qu’ils rencontrent eux aussi, dans le quotidien de leurs consultations, ces "souffrances ordinaires"? Nous réalisons avec eux une série d’entretiens sur le mode informel, on pourrait dire des « conversations denses »(1). L’écho est immédiat, nous retrouvons le même effet qu’avec le focus group du début. Les souffrances apportées par les patients sont à fleur de peau. Nathalie, généraliste dans un bourg pavillonnaire de type « rurbain »: « Ce matin, je reçois une jeune fille, tout juste 15 ans, très émue. « Je suis enceinte ». Et puis, grand silence, les larmes montent. Je lui demande : « Tu es heureuse ? ». Elle éclate en sanglots. Je me lève, je la prends dans mes bras. Après l’auscultation, je lui dis que tout va bien, et je lui fais cette proposition : « Je te revois après-demain, et on en reparle ». La jeune fille me regarde, l’air de ne pas bien comprendre. Je lui dis : « Est-ce bien cela que tu veux ? Prends juste le temps d’y repenser. » Voilà, dit Nathalie, est-ce que ça rentre dans ce que tu appelles « les souffrances ordinaires », à vrai dire, dans son cas, je ne sais pas, pas encore, mais disons que ça interpelle comme on dit ! ».

Paul raconte : « Hier j’ai reçu une femme, ce n’est pas elle qui est malade, c’est son mari. Il a fait un AVC, sauvé de justesse, mais aujourd'hui il se retrouve en fauteuil roulant. Ils ont dû déménager pour un logement de plain-pied. Elle est aide-soignante dans un établissement voisin, son travail s’est dégradé, elle se lève le matin sans plus aucune envie. Elle ne sait plus où elle est, elle se demande, et elle me demande quelle va être sa vie, maintenant… La semaine dernière, c’était un agriculteur à bout de souffle, il pensait sérieusement à en finir… ». Janine pense à cette patiente venue lui parler de son couple qui se dégrade : « C’est une souffrance continuelle, mais si difficile à dire. Elle est au bord d’un enfer sans feu ni flamme, tout simplement gris, toujours plus gris ». Nous avons ainsi rencontré huit médecins généralistes. La liste des situations «lourdes» s’allonge, il devient évident que ce ne sont pas des exceptions rares, mais bien des évènements récurrents, fréquents, vécus par tous les médecins. Nous sommes devant un problème de santé d’une certaine gravité, d’autant plus intriguant qu’il est peu visible, qu’il échappe à une définition précise. Nous faisons une rapide recherche documentaire: il existe très peu de publications sur le sujet. A quoi de connu rapporter les faits qui ont été exprimés ? Ces souffrances relèvent-elles de la psychopathologie, du psychosocial, de la « difficulté de vivre » chère à Françoise Dolto (2) ? Ou bien de l’épreuve génératrice dont parlent Kleinman et Martuccelli(3), voire peut-être de l’inquiétant « malaise dans la civilisation » que Freud décrivait dans les années 1930(4)? Ne nous emballons pas, disent mes amis généralistes. Ils ont bien remarqué chez l’anthropologue une certaine tendance à monter rapidement en généralité…

Franchir le pas, de la réflexivité à la recherche

En relisant les témoignages recueillis, je comprends mieux ce qui a motivé des médecins généralistes à s’intéresser à la recherche qualitative. Je comprends mieux aussi mes motivations à entreprendre un travail de recherche avec eux, en forme de compagnonnage. Je retrouvais une qualité des métiers du soin que je connaissais pour l’avoir étudiée chez d’autres soignants. Je pouvais supposer qu’elle existait aussi chez les généralistes, parce que j’avais lu étant enfant La Citadelle et Les années d’illusion d’AJ Cronin, et surtout parce que je l’avais expérimentée depuis longtemps comme patient… D’une certaine manière, le généraliste est trop proche, à la façon des amis ou de la famille. Nous avons à nous éloigner, à faire un pas de côté, pour apprécier ce qui nous relie à des personnes familières. Je (re)découvrais cette anthropologie propre aux professions de santé que j’ai l’habitude de nommer «l’attention soignante». Leur manière d’être attentif à l’autre, à la convergence entre scientifique et l'humain, entrait naturellement en connexion avec tout ce qui m’importe dans le métier d’anthropologue.

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Cette petite enquête informelle nous apporte deux choses : d’abord elle confirme notre hypothèse sur le phénomène « souffrances ordinaires » et sa possible gravité. Ensuite elle ouvre une deuxième hypothèse en forme de perspective : les réponses élaborées par les médecins avec leurs patients, comme prolongement actif, clinique, de leur humanité professionnelle. Par exemple, quand une ado vient la voir, enceinte, Nathalie lui pose cette question : « Est-ce que c’est bien ce que tu veux ? ». Nous verrons par la suite comment chaque médecin s’est construit une sorte de bibliothèque de micro-scénarios dans laquelle il puise en fonction des situations. John Berger raconte une situation de consultation assez proche de celle de Nathalie, mais avec un autre « micro-scénario ». Au lieu d'interroger sur le choix d’être enceinte, le médecin « glisse la question au milieu des autres », pour faciliter les choses. « (...) Elle était assise là comme d’autres filles là, en larmes, parce qu’elles se croyaient enceintes. Pour lui faciliter les choses, le médecin glissa la question au milieu des autres / « Qu’est-ce qui te déprime ? » / Pas de réponse. / « Tu as mal à la gorge ? / - Pas en ce moment. / - Des ennuis de vessie ou autres ? » / Elle fit signe que non. / «Tu as de la fièvre ? » / Elle secoua la tête. / «- Tes règles sont régulières? / - Ouais » (…) Finalement la suite du dialogue nous apprend qu’il s’agit d’une souffrance au travail(5). Dans le déroulement de notre recherche par la suite nous verrons que c’est une des problématiques les plus difficiles, car d’une part elle touche à de nombreux aspects de l’existence des patients, et d’autre part elle concerne aussi les soignants (Urgences, Ehpad et… médecins généralistes), parfois jusqu’au burnout.

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Remarquons que ce travail d’écriture fait « sur le tas » par les praticiens semble à première vue assez banal, ordinaire, tout comme les souffrances qui le génèrent. Les deux font partie du quotidien du cabinet médical. Il suffit pourtant de s’y attarder un peu (comme le fait John Berger) pour se rendre compte qu’il y a là une énergie et une esthétique qui n’ont rien de banal. La banalité est juste la conséquence de la place que nous leur avons assignée dans nos échelles de valeur. En décidant une recherche, nous nous autorisons aussi à poser, concrètement, cette question du choix des priorités dans nos valeurs. 

Avec ces deux hypothèses (les souffrances ordinaires et les réponses des soignants), nous avons maintenant la matière de base pour élaborer le scénario de notre enquête. La recherche va consister d’abord à décrire de manière plus fine et détaillée les faits. Ensuite à les analyser en les resituant dans le paysage conceptuel. En effet, quelle que soit la qualité des informations que nous délivrent les témoignages et les émotions suscitées, ils ne rendent compte que d’une partie de la réalité. Il y a autre chose, sans laquelle les témoignages disparaitraient en même temps qu’ils sont dits: le récit collectif qui les porte, qui leur permet d’exister et de circuler, l’ensemble foisonnant des récits qui animent l’expérience immédiate et enveloppent nos existences. Dans notre recherche, nous aurons un pied de chaque côté ; un pied dans l’expérience vécue, et l’autre dans les récits collectifs. Comment nous y prendre ? Je vous invite à revenir à Pandore, car elle nous apporte des réponses intéressantes ! Reprenons l’histoire à l’endroit où nous l’avions laissée dans le premier épisode. On observe que les maux qu’elle raconte sont en fait très proches des témoignages des médecins: La maladie, la souffrance, la vieillesse, la fatigue,… le deuil quand un enfant meurt. Quel est l’intérêt de ressortir ce texte ancien, pourquoi sauter ainsi de l’expérience pragmatique à l’abstraction du récit mythologique ? L’histoire de Pandore nous invite à ne pas surcharger la responsabilité immédiate des acteurs concernés. Il existe d’autres dimensions, qui ne relèvent pas seulement des décisions du médecin et du patient. John Berger, dans le beau texte cité plus haut, parle d’adolescence, de souffrance au travail, d’ascension sociale. Le médecin ne va pas résoudre ces questions-là, bien sûr, pas plus que le patient. Prendre en compte le contexte et explorer le paysage conceptuel vont permettre d’élargir notre vision du problème. Ça ne supprime pas les maux, mais ça change leur représentation, ça allège la charge, en la répartissant. Le récit collectif fait circuler nos petites histoires, il les fait entrer ainsi dans la grande histoire. Ça permet une respiration plus ample, qui ne supprime pas l’engagement personnel, mais au contraire l’amplifie et le stimule en lui donnant une dimension commune, partagée.

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Continuons l’histoire de Pandore, telle que rapportée par l’historien Jean Pierre Vernant, car elle nous offre d’autres informations. Les maux dont nous parlons « sont invisibles et inaudibles. Le texte insiste là-dessus: on ne les voit pas. On ne peut pas les repérer à l’avance, ils n’ont aucune apparence, aucune forme visible. Ils ne préviennent pas et pourtant on sait qu’ils sont là, de nuit, de jour, sur terre et sur mer, au dehors et dans la maison. Ils peuvent arriver à tout moment sans qu’on n’y puisse rien, parce qu’on ne les voit ni ne les entend venir. ». Le fait d’énoncer cet aspect dans un récit qui semble à première vue assez léger (pas une pesante leçon de morale) nous aide discrètement à faire avec l’incertitude fondamentale, nous invitant avec respect à la considérer comme une composante naturelle de l’existence. Tragique, mais bien présente dans notre expérience de la vie. Il nous faudra alors composer - ce qui ne veut pas dire forcément rester inactif, le personnage de Pandore lui-même nous le montre !

Elle a osé…

Sept siècles avant notre ère, un narrateur attentionné faisait déjà le constat de l’incertitude qui entoure les maux de nos existences. Face à l’épreuve récurrente et imprévisible, il nous incite à chercher, à ne pas craindre le feu de la connaissance. Sapere aude, disaient les philosophes des Lumières: oser penser, ne pas accepter l'obscurantisme. Et le récit ne se contente pas de mettre des mots sur des expériences que nous vivons. Il ouvre des pistes qui vont nous aider à trouver les réponses. Travailler le noyau diffus des souffrances pour construire des réponses, à l’aide des sciences et par la parole, est un fondement de ce qui nous fait humain, que nous réactivons chaque fois que nous traversons une épreuve. Ce n’est pas forcément une mission austère, sacrificielle, purgatoriale (6). Il y a une réelle satisfaction, comme dans l’amour, à oser s’autoriser à cette initiative. C’est à cela que nous invite la jolie Pandore, pas si innocente… Nous sommes en train de recréer une matrice narrative connue depuis l’aube des temps : épreuve, recherche et solution (7). On ne sera pas étonné de reconnaître la structure narrative qui anime les séries télévisées (et autres fictions) dites « médicales », dont on connaît l’immense succès! Ici, la vie et la théâtralisation se rencontrent. Nous avons sans doute besoin de cette convergence entre la science et la narration.

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Dans l’épisode précédent, nous nous posions la question : faut-il toujours chercher ? Et jusqu’où ? Au point où nous en sommes, la première réponse est que nous n’avons pas le choix. C’est juste le ressort de la vie, comme la respiration et les battements du coeur. La deuxième réponse est l’art et la manière, dont la réussite de nos enquêtes dépend. C’est ici que nous retrouvons la recherche qualitative, qui était au tout début de nos questions (Partie 1). En effet, son principal intérêt est d’être une technique, aujourd'hui bien rodée, pour décrire les situations, poser les problèmes, et élaborer des solutions. Par cette technique tous terrains et aisément accessible, nous pouvons apporter notre contribution aux pratiques et aux récits de la maladie et du soin. Pour l'instant, au point où nous en sommes, tranquillement sans vraiment nous en rendre compte, nous avons ouvert un cercle de réflexion où circulait une certaine effervescence, et maintenant l’idée de démarrer une recherche en bonne et due forme est mûre. Nous ressentons la nécessité d’aller plus loin que la réflexivité si riche des conversations de ces derniers mois et d’entreprendre un travail d'investigation rigoureux et systématique. Mon ami médecin dans l’épisode précédent semblait inquiet de voir ouverte la Boîte de Pandore. Je m’étais trompé, il était simplement en train de se rassembler pour choisir quel chemin prendre, comment tenter d’élucider ces maux mystérieux… Nous avons de longues conversations sur les diverses facettes de l'histoire de Pandore, par mail ou lorsque nous déjeunons ensemble dans le petit resto pas loin de la fac de médecine. La curiosité s'installe, prend ses aises... Un jour, nous sommes en train de discuter sur l’image que le récit mythologique donne de la femme. Mon ami s’interrompt et me dit : Tu as vu, sur le bras de la serveuse ? Quand la jeune femme s’approche de notre table, je lis ce tatouage : Pandora. Je lui pose la question : Nous étions en train de parler de l’histoire de Pandore. Est-ce que je peux vous demander pourquoi vous avez tatoué son nom ? Elle répond : Parce que c’est la première femme… Elle a un temps d’hésitation… et puis, elle a osé. Nous n’en saurons pas plus, la jeune femme repart, happée par son travail. (à suivre)

Notes

(1) Cette technique, intermédiaire entre l’entretien formalisé et la conversation, est une bonne source d’informations, malgré - ou grâce à - son caractère relativement informel. / (2) Françoise Dolto, La Difficulté de vivre, éd. Gallimard, Paris (1995) / (3) Arthur Kleinman "What really matters. Living a moral life amidst uncertainty and danger" Oxford Press University, 2006. Danilo Martuccelli Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine Armand Colin 2006 / (4) Sigmund Freud Malaise dans la civilisation, Paris, Payot, 2010 / (5) John Berger, Jean Mohr Un métier idéal, éds de l’Olivier, Paris 2009. Lire la suite de l’extrait ci-dessous / (6) Paul Rabinow Le déchiffrage du génome. L’aventure française, présentation de F. Keck, Paris, Odile Jacob, 2000 / (7) Nous reviendrons sur la notion de matrice, car Pandore a aussi quelque chose à nous dire à ce sujet.

Illustration Pandore: John William Waterhouse

Cet article sur le mode essai s’inspire de l’expérience du Département de Médecine Générale de la faculté de Médecine de Clermont Ferrand et d’autres expériences. Les interprétations et analyses, et leur mise en forme n’engagent que la responsabilité de l’auteur.

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Un métier idéal (médecine narrative 2) John Berger & Jean Mohr

Seuls ses pieds la trahissent. Il y a quelque chose de sa façon de marcher - une espèce d’irresponsabilité à l’égard de ses pieds - qui est resté assez enfantin. Ses mensurations sont : 91-64-91.

Elle pleurait quand elle est entrée dans le cabinet de consultation.

« Qu’est-ce qui ne va pas, mon canard ?

- Je me sens déprimée. »

Elle était assise là comme d’autres filles là, en larmes, parce qu’elles se croyaient enceintes. Pour lui faciliter les choses, le médecin glissa la question au milieu des autres « Qu’est-ce qui te déprime ? »

Pas de réponse.

«- Tu as mal à la gorge ?

- Pas en ce moment.

- Des ennuis de vessie ou autres ? »

Elle fit signe que non.

«Tu as de la fièvre ? »

Elle secoua la tête.

«- Tes règles sont régulières?

- Ouais.

- Les dernières, c'était quand ?

- Il y a quelques jours. »

Le médecin se tut un instant avant de reprendre:

« - Tu te rappelles l'éruption que tu as eue sur le ventre? Ça ne s'est jamais reproduit ?

- Non. »

II se pencha vers elle dans son fauteuil.

« - Tu as juste envie de pleurer ? »

Elle inclina davantage la tête sur son propre sein consolateur.

« C'est ton père et ta mère qui t’envoient ?

- Non, je suis venue toute seule.

- Même t'être teint les cheveux, ça ne t'aide pas à te sentir mieux ? »

Elle rit un peu parce qu'il l'avait remarqué.

« - Ça m'a aidée un petit moment. »

Le médecin lui prit la température, examina sa gorge, puis il lui dit de garder le lit pendant deux jours. Après quoi, il reprit la conversation.

- Tu te plais à la blanchisserie ?

- C'est un travail comme un autre.

- Et les filles, là-bas ?

- Je ne sais pas.

- Tu t'entends bien avec elles ?

- On a une retenue sur notre salaire quand on est prises à bavarder.

- Tu as déjà envisagé de faire autre chose ?

- Qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ?

- Qu'aimerais-tu faire ?

- J'aimerais faire du secrétariat

- Et de qui aimerais-tu être la secrétaire ? »

Elle rit et secoua la tête.

Son visage était sillonné de traces de larmes mais, autour de ses yeux et de son museau aux lèvres pleines soulignées de rouge, on devinait la présence de cette même force qui avait arrondi son buste et ses hanches. Elle était nubile en tout hormis son éducation et ses perspectives d’avenir.

« - Quand tu iras un peu mieux, je t’arrêterai pendant quelques si tu veux, pour que tu ailles à l’Agence pour l’emploi et voir quelle formation tu pourrais suivre. Il y a toutes sortes de possibilités.

- C’est vrai ? demanda-t-elle, rêveuse.

- Comment tu te débrouillais à l’école ?

- Pas très bien.

- Tu as passé ton brevet ?

- Non, j’ai quitté le collège avant.

- Mais tu n’étais pas idiote ? » Il posa la question comme si, au cas où elle aurait répondu par l'affirmative, cela pouvait d’une certaine manière retomber sur lui.

« - Non, pas idiote

- Bien, fit-il.

- C’est l’horreur, cette blanchisserie. Je déteste ce travail.

- Ca ne te servira à rien de t’apitoyer sur ton sort. Si je t’arrête une semaine, tu en profiteras pour te renseigner ? »

Mâchouillant son mouchoir mouillé de larmes, elle acquiesça de la tête.

« - Tu n’as qu’à revenir mercredi. Je téléphonerai à l’Agence pour l'emploi et on discutera de ce qu’ils auront dit.

- Excusez-moi, dit-elle, se remettant à pleurer.

- Tu n’as pas besoin de t’excuser. Le fait de pleurer prouve que tu as de l’imagination. Si tu n’en avais pas, tu ne te sentirais pas aussi mal. Maintenant, rentre te coucher et reste au lit demain toute la journée. »

Par la fenêtre du cabinet, il la vit remonter la rue vers le terrain communal, vers la maison où il l’avait mise au monde seize ans plus tôt. Après qu’elle eut tourné le coin, il garda le regard fixé sur les murs de pierre qui bordaient la rue étroite de chaque côté. Autrefois, c’étaient des murs de pierres sèches. Aujourd’hui, les pierres sont cimentées.

Extrait de John Berger & Jean Mohr Un métier idéal, Histoire d’un médecin de campagne, Éditions de l’Olivier.

Il y a quarante ans, l'écrivain John Berger et son ami, le photographe Jean Mohr s'installèrent durant deux mois chez un médecin de campagne anglais, John Sassall. A chaque appel, de jour comme de nuit, les deux hommes suivirent le médecin dans sa tournée des familles. Ils croisèrent ainsi plusieurs jeunes femmes persuadées à l'idée (visiblement effrayante) d'être enceintes, une vieille dame asthmatique, ou un bûcheron coincé sous un arbre. Les éditions de l'Olivier ont eu la brillante idée de traduire et ressortir en France ce livre publié pour la première fois en 1967 aux éditions Penguin (il s'appelait à l'époque A fortunate man). (marygoodnight)

Photo: John Berger (1926 -2017)

Le destin est sarcastique à travers ce tatouage: il t’invite à chercher encore plus loin...

Stéphane Tessier

Médecin de santé publique

5 ans

Merci Laurent pour cette analyse percutante du soin qui a toute son actualité. La recherche qualitative a toujours été un remarquable outil pédagogique pour faire prendre conscience aux (futurs) soignants ce que leurs interlocuteurs attendent véritablement d'eux, les enjeux de leur métier et les impacts profonds sur leur professionnalité. La question qui se pose maintenant est de faire lire ces réflexions au plus grand nombre de praticiens de première ligne (pas que les médecins) et de trouver un moyen de les y associer concrètement. Ou comment adopter en permanence une posture de recherche sur ses pratiques...

evelyne Guffens

gérante, fondatrice chez EPITOME - conseil

5 ans

Merci pour cet article : en tant que consultant intervenant sur la qualité de travail et les risques psycho sociaux depuis 10 ans, nous auditons des collaborateurs lors d'entretiens individuels pour mettre en mots, les maux du travail. C'est dans la confidentialité  d'un lieu neutre et  dans l'écoute active sans jugement, que l'histoire individuelle s'inscrit dans l'histoire  collective de l'entreprise. Il nous faut décrypter avec la personne ses grilles de lectures par rapport aux ressentis  exprimés et "aux souffrances ordinaires du travail ".   Nous évaluons avec elle,  quelle place elle se donne dans l'organisation et ce qu'elle peut s'autoriser à faire ou dire maintenant et demain.  Je serais ravie d'échanger avec vous

Michel TERRAS

Médecin Chef du Département de l'Information Médicale au Centre psychothérapique de l'Ain

5 ans

Merci, brillant et passionnant! Votre étude va-t-elle poser la question (aux praticiens) de l'évolution dans le temps des consultations (du début de carrière, aux outils et contenus de demain), ainsi que les interroger sur leurs formations (initiales et continues) censées préparer ... à toutes les situations de consultations. J'ai le sentiment de changements à plusieurs niveaux (recrutement de d'avantage de profils scientifiques? Appauvrissement des contenus des formations? attentes des usagers? attentes des médecins?)

Jean-François Dubos

Senior UX - AI Gen AI Product Designer l Challenger l'existant pour innover

5 ans

Merci Laurent, éloquent et instructif :-)

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