L'érosion de l'autorité en entreprise. Un mal tout à fait nécessaire
(OPINION PERSONNELLE)
Les choses ont bien changé ,depuis 2012, au niveau de l’attractivité et de la rétention en ressources humaines et il était temps! Que s'est-il donc passé et pourquoi cette métamorphose? Parlez-moi du rôle « policier » dépassé des dirigeants?
Le contexte.
La multiplication des plateformes technologiques de communication et de rétroaction démocratisées ( les médias sociaux), en temps réel et jumelées à l’arrivée massive des « millénariaux » , différents, instruits et branchés, sur le marché du travail: voilà qui a totalement changé la donne de l’employabilité.
Souvenez-vous du "bon vieux temps », toujours cher à la majorité de nos dirigeants: en 2012, 90% des postulants pouvaient espérer trouver fort difficilement leur emploi de rêve en utilisant les méthodes de recherche traditionnelles et 10% seulement postulaient alors en ligne. L'entreprise pouvait alors prendre tout son temps, garder le processus de recrutement le plus hermétique possible et donc ne révéler extérieurement que le minimum de détails à ceux et celles qui « osaient » alors postuler. C’était l’époque du contrôle total de l’entreprise au niveau du processus de recrutement de la main d'oeuvre. En 2019, la situation est totalement inversée: 90% du recrutement se fait maintenant via les outils technologiques, donc tout a changé, mais, sauf que …
Demeurons nostalgiques encore quelques lignes: jadis, un dirigeant pouvait récolter plus de 200 CVs pour un seul poste. Il pouvait donc exiger « mer et monde" et faisait alors preuve d'une indépendance totale face aux candidats.De nos jours, ce même dirigeant , qui vit encore dans le passé, a 200 postes à offrir, exige toujours « mer et monde" et ne reçoit que peu ou pas de CVs en retour. Pourquoi donc?
Serait-ce la faute de la soi-disante pénurie de la main d'oeuvre ou plutôt le résultat de sa pénurie (personnelle) à comprendre la nouvelle donne en ressource humaines? Et si c'était plutôt carrément leur refus d’acceptation du changement? Et si c’était finalement le refus d'admettre maintenant que ce même dirigeant a eu tort de ne pas changer depuis toutes ces années?
Étirons encore un peu la sauce. Notre même dirigeant du vingtième siècle régnait en roi et maître sur ses employés de bureau, d’usine, mettait une tonne de pression sur ses vendeurs et les relations de travail « prescriptives » étaient alors la norme dans son entreprise. Je le paraphrase: » Tu vas faire exactement ce qu’on te dit de faire" … »dépêches-toi de le faire »… ‘tu aurais pu en faire davantage », » arrives plus tôt et pars plus tard », etc, pouvait-on entendre de la bouche du « grand boss" ou du superviseur immédiat. Le patron avait alors la "main haute » était omnipotent et son insatisfaction envers son personnel était quasi permanente. Que voulez-vous, c’était lui "le boss »! Et tous le savaient!
Et l’employé d’alors, qui n'avait pas le choix des emplois ni les médias sociaux pour s’exprimer publiquement, devait alors « avaler sa pilule" en silence et ne pouvait ainsi extérioriser publiquement ses émotions. Ces pratiques, cette autorité patronale alors souvent exprimée en des termes plutôt irrespectueux: nous l’entendions et l’entendons malheureusement et beaucoup encore.
En fait, et cela est mon humble avis , seul le dirigeant ou le gestionnaire non évolué de 2019 osera encore utiliser ce genre de langage qui ne dérange plus personne . Que voulez-vous pour ces derniers, le patron, c'est le patron et il se doit de maintenir l'ordre hiérarchique établi, l’organigramme bien délimité où chacun doit faire ses tâches ,uniquement ses tâches, fabriquer et vendre toujours plus sans discuter ni provoquer trop de changements. Les relations froides, souvent condescendantes, du haut vers le bas; le PDG qui ne discute que très rarement avec la « base », qui ne prend jamais de pause café avec ses ouvriers : voilà qui fait encore partie de la réalité de nombreuses entreprises.
Et quand vous ajoutez à tout ce « bordel » toujours mal compris de la plupart de nos dirigeants l’influence de plus en plus grandissante et quotidienne de l’Intelligence artificielle. Si vous osez proposer à la direction des changements stratégiques, structurels ou toute initiative autre que celle qui amène à très court terme des ventes supplémentaires ou la diminution des coûts: alors là vous avez le « cocktail » complet de ce que les spécialistes anglophones de la question appellent « the total disruption »,une expression évocatrice de la situation « explosive », intolérable actuelle, vous diront ces mêmes dirigeants d'une autre époque.
Ces derniers qui vous diront alors le plus sérieusement du monde que (leur) « l’ordre établi » est menacé, que les « millénariaux » sont de méchants égoïstes ( entendu récemment à la Chambre de commerce de Québec), que les changements technologiques sont passagers, que les médias sociaux ne devraient pas être permis aux employés (bavards) et surtout, surtout que tout reviendra comme avant.
Alors, quand les dirigeants ,demeurés au vingtième siècle, nous parlent de "bordel" , serait-il plutôt indiqué qu’ils évoquent alors leur propre « bordel" , celui qu’ils ont généré au vingt et unième siècle par leur incompréhension ou refus de comprendre la nouvelle réalité? Ce qu'ils qualifient de « total disruption » est-ce vraiment le cas? Où ne serait-ce plutôt que l’admission à peine cachée, voire gênante, que beaucoup de nos dirigeants sont dépassés et n’ont donc pas réussi à évoluer dans un monde de changement? Car, qu'on le veuille ou non tout change, peu importe le domaine et tout continuera de changer de plus en plus vite.
Alors revenons à l'autorité dans ce contexte.
En 2019, la notion de « l’autorité » est de plus en plus contestée: qu'elle soit politique, civile ou judiciaire. Nos institutions vivent constamment des crises d’autorité car non adaptées aux changements sociaux.Elles en paient le prix fort au niveau du manque de crédibilité, et de confiance de plus en plus marqué de la population envers elles.
Il en est de même du côté des entreprises et de leurs ressources humaines.Cette autorité qui n’était et n’est encore, chez plusieurs entreprises (et à travers la personnalité de leurs dirigeants), qu'une démonstration de force , de haussement du ton de voix et des gros mots; cette supposée autorité qui est devenue totalement dépassée car elle n’affecte nullement la nouvelle génération de candidats et de travailleurs.
Ces derniers, qui désirent participer activement à la croissance de l’entreprise qu’ils ont choisis (et non le contraire) ,désirent ainsi pouvoir influencer positivement les décisions de leur patron. Donc ces « millénariaux », contrairement aux dires des patrons non évolués, ne sont donc nullement égoïstes. Voulant travailler « avec » et non « pour » leur patron , ils exigent un rapport plus direct: en d'autres termes, un rapport plus égalitaire basé sur le respect et la compétence. Plus précisément, des rapports patron/ employé plus humains et respectueux.
Parmi les spécialistes mondiaux de la question des ressources humaines évoluées, j’ai été interpelé par les réflexions de Michel Serres, professeur à l'Université Stanford. Je le cite:
« La seule autorité possible est fondée sur la compétence. »
« La véritable autorité est celle qui grandit l’autre ».
« Il ne s'agit plus de l’autorité coup de bâton…C’est pourquoi quand je vois un patron avec son staff autour, plein de courbettes... cette autorité-là fait marcher les sociétés humaines comme des sociétés animales…La hiérarchie est animale, il n'y a pas de doute là-dessus ».
« Nous disons que l’autorité est en crise parce que nous passons d'une société hiérarchique, verticale, à une société plus transversale, notamment grâce aux réseaux comme internet…Tout ne coule plus du haut vers le bas, de celui qui sait vers l’ignorant.
Le constat
Il n'y a donc qu'un pas pour ajouter que les médias sociaux et l’internet ont donné accès, non seulement à la disponibilité de l'information, à la transparence des données en ressources humaines mais surtout à l’accès à la compétence accrue de ses utilisateurs.Cette nouvelle compétence de plus en plus maitrisée par la nouvelle génération et qui met ainsi patrons et employés sur un pied de quasi égalité.
Toutefois et c'est là que la cassure se produit: pendant tout ce temps, beaucoup de dirigeants sont demeurés sur leurs positions d’antan et croient être les seuls à tout connaitre et à tout savoir.Une véritable fracture ouverte et qui pourrait prendre, chez certaines entreprises, beaucoup de temps à guérir.
Les leçons et toute la moralisation patronale qui vient avec: voilà qui n'impressionne donc plus nos « millénariaux « souvent plus avisés qu’ils en ont l’air parce que beaucoup plus instruits et informés que la génération qui les précédait. Voilà donc le nouveau rapport de rapport de force, cette nouvelle définition et application de « l’autorité" qui bouscule « l'ordre établi » des dirigeants retardataires car trop sûrs d’eux-mêmes.
Et M. Serres qui terminait son article en disant ceci et je le cite:
«Les puissants supposés qui s’adressaient à des imbéciles supposés sont en voie d’extinction.Une nouvelle démocratie du savoir est en marche. Désormais, la seule autorité qui peut s’imposer est fondée sur la compétence..L'autorité doit être une forme de fraternité qui vise à tous nous augmenter. »
En conclusion:
Hausser le ton, sortir le « bâton » du « grand boss" , mettre de la pression incessante sur ses employés via des hausses de ton et des objectifs irréalisables: cette expression de la supposée autorité « prescriptive », voilà qui ne fonctionne plus.La nouvelle génération, qui se sent alors écrasée et incomprise, quittera votre entreprise en courant. Et plusieurs quittent le navire tous les jours et continueront de le faire.
Vous me direz que, dans toute entreprise, il doit y avoir un patron et des employés; un décideur et des exécutants, etc.Vous me direz qu'il faut "un rapport de force » . Les experts de la question vous répondront alors "oui" mais avec respect, humanisme et une bonne dose d’humilité. Parlez-moi de la notion « d’humilité" chez nos dirigeants! On pourrait écrire tout un billet à ce sujet.
Savoir évoluer est une marque de qualité et d’intelligence. La majorité des dirigeants québécois, parmi les 900 que je connais, auraient intérêt à en tenir compte rapidement car la patience de vos « millénariaux » en entreprise atteint rapidement ses limites.
Vous pourriez croire, à la lecture de ce billet, que j’exagère, que j’en ai contre la majorité des dirigeants actuels de nos entreprises ! Je vous en supplie: allez voir vous-mêmes, prenez le temps qu'il faut et ouvrez bien vos oreilles! Vous m'en reparlerez alors!