Philosophie du château de sable

Philosophie du château de sable

Si je ne devais garder qu’une des nombreuses joies d’habiter à côté de la mer Méditerranée, ça serait le plaisir ineffable de faire des châteaux de sable avec mon fils au petit matin, dans le bruit apaisant et toujours recommencé des vaguelettes qui s’écrasent mollement sur la grève. Dans cette série de gestes simples et élémentaires, prendre du sable mouillé, mais pas trop, le tasser dans le seau, le retourner, tapoter l’arrière avec la pelle en plastique rouge, et retirer le tout en cherchant la verticale parfaite pour ne pas fissurer l’édifice, il y a un plaisir méditatif non dissimulé, et des questions existentielles à résoudre le samedi matin, en caleçon de bain et à moitié réveillé.

D’abord une évidence camusienne : le monde finit toujours par vaincre l’histoire. La condition standard de toute chose, c’est la plage. Tous les efforts pour sortir de cet état horizontal ne sont qu’une vanité humaine épisodique. Organiser du sable qui s’en fout, voilà ce que nous faisons. L’architecture qui a le bon gout de résister aux enfants qui courent et aux soubresauts de l’histoire a pour destin inévitable de finir asséchée, s’effondrant sous son propre poids, une fois que l’humidité entre les grains, en s’évaporant, ne garantit plus la cohésion des parties les plus exposées au soleil. Ce qu’il reste de l’édifice partiellement effondré est finalement battu par les vaguelettes molles, mais déterminées, qui sapent les fondations, remplissent les douves, et grignotent les tours, avec la tranquillité et l’assurance de ceux qui ont l’éternité devant eux.

Et alors, la plage revient, inévitablement. L’architecture n’est plus qu’un moment d’énergie, un pic d’intensité et d’ordre, qui veut témoigner de notre passage humain dans ce monde qui finira invariablement par gagner en organisant la dispersion de toute chose. Voilà la tache perdue d’avance de l’architecte, qui doit trouver des stratagèmes pour essayer de contrer pour quelque temps le deuxième principe de la thermodynamique : l’Entropie. Entre le moment d’ordre absolu et illusoire du projet, et le chaos absolu, la ruine de la ruine, il y a l’architecture qui essaye de se maintenir le plus longtemps possible dans un état d’équilibre intermédiaire.

Et il me semble que seulement trois voies s’offrent aux architectes. La première, très contemporaine, c’est de tenter de faire inlassablement des châteaux légers pour remplacer ceux qui tombent, au prix d’une énergie considérable : vous risquer de passer votre temps de plage à rebâtir sans cesse, comme un Sisyphe malheureux. La deuxième voie, c’est de faire un château tellement gros qu’il résistera à peu près le temps que vous vous baigniez, et que vous repliez votre serviette. Cette solution demande beaucoup de temps et d’énergie à votre arrivée sur la plage, et il s’effondrera juste après votre passage, mais vous partirez avec le sentiment du travail bien fait. La troisième voie, plus maline, c’est la voie de la maintenance : faire un beau petit château honnête, que vous entretenez en l’arrosant de temps en temps pendant quelques secondes avec un vaporisateur pour qu’il ne s’assèche pas. Cela permet de ne pas passer trop de temps en arrivant, afin de vous consacrer à la lecture du douzième tome des Fondations d’Asimov, et de vous baigner en toute sérénité. Si vous êtes de bonne humeur, vous pouvez refiler votre vaporisateur à la famille qui se rue éperdument sur votre emplacement à 10h, lorsque vous partez enfin pour fuir les UV et la foule, afin que ces inconscients puissent bénéficier à plein de leur double chance : un château déjà fait, prêt à jouer, et des enfants qui se lèvent tard.

Alors quand mon fils, comme toute bonne maitrise d’ouvrage, me regarde en souriant après avoir détruit en quelques secondes une dizaine de tours, de tunnels, de douves et de murailles, en sautant généreusement à pieds joints et en se roulant dessus en rigolant, et que je le vois prononcer avec sa bouche en fraise plantée au milieu du petit ovale lumineux qui lui sert de visage, un « Encore ? » gracieux et terrible, oui, j’ai secrètement envie de pleurer, de me battre, et d’envoyer une note d’honoraires salée comme la Méditerranée.

Mais je me souviens de Kipling, et me répète ce mantra entêtant « si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie, et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir, alors tu seras un homme, mon fils ». Et j’empogne avec détermination ma pelle en plastique rouge, qui a une espérance de vie en bonne santé supérieure à la mienne, et je me remets à genoux sur la plage, sous le regard goguenard et un peu mauvais de l’éléphant violet à casquette qui jongle sur les côtés du seau.

Adélaïde Boëlle

Fondatrice d'in vivo, en action(s) et en recherche(s) autour de la participation citoyenne et de l'enfant en ville

1 ans

La plage est un espace récréatif illimité. Je me dis souvent aussi avec mon fils que cette surface modulable et appropriable est beaucoup plus performante qu'une aire de jeux !

Laurence AUPETIT

Directeur du développement commercial chez Planète Acoustique

1 ans

belle analogie poétique

Merci pour ce moment de clairvoyance sereine !

Jean-Paul Delcour

Attaché territorial retraité chez Département du Nord vice-président de PROSCITEC délégué régional adjoint Hauts de France Fondation du Patrimoine

1 ans

On fait des châteaux bien plus beaux avec le sable de la Manche. En plus on a le plaisir de les aider à résister à la marée.

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